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Les gens de « La bulle » (ndlr)

A Tel-Aviv, la paix peut attendre

TEL-AVIV ENVOYÉ SPÉCIAL : Benjamin Barthe

samedi 1er décembre 2007

C’est une après-midi d’automne chaude et ensoleillée, l’une de ces journées où l’été donne le sentiment qu’il ne finira jamais. A l’université de Tel-Aviv, le campus est jalonné de stands et de chapiteaux à l’enseigne de grandes marques israéliennes. Abonnement au câble, dégustation d’un nouveau vin pétillant, achat de livres, de sacs ou de lunettes de soleil, inscription à la sécurité sociale... L’année universitaire débute dans une atmosphère de kermesse, au rythme trépidant d’une sono latino.

Sur la pelouse aménagée au pied des amphis, des étudiants sont affalés sous une tente de toile blanche. La réunion d’Annapolis, les check-points en Cisjordanie, l’asphyxie de Gaza ? Difficile d’évoquer ces sujets qui font le quotidien des Palestiniens, à quelques dizaines de kilomètres d’ici. Dans la nonchalance ambiante, le conflit semble s’être évaporé. « Le problème palestinien, ce n’est pas si important, dit Eyal, 18 ans, qui suit une formation d’ingénieur payée par l’armée. J’ai lu récemment que les lycéens israéliens se sont classés à la 56e place des Olympiades de mathématiques. C’est vraiment nul. La refonte de notre système d’éducation devrait être la priorité du gouvernement. » A ses côtés, Rachel, 20 ans, étudiante en histoire, attrape l’une des coupes de vin pétillant que distribuent des serveuses en jupe rouge. « Tel-Aviv, c’est une bulle, dit-elle. C’est comme cela d’ailleurs qu’on la surnomme. L’occupation des territoires y a disparu. Maintenant, il ne faut pas être naïf. Les négociations, c’est comme un flirt. Il faut y aller doucement. Il est impossible de régler les questions de fond d’un seul coup. La demande en mariage au premier rendez-vous, ça ne marche pas. »
Omri, 19 ans, qui se voit déjà en golden boy du secteur florissant du high-tech, cale un coussin sous son dos. « C’est pas mal de parler aux Palestiniens, dit-il. Ça nous donne une bonne image auprès de la communauté internationale. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. Abou Mazen, qui pleure en permanence, ne pense qu’à nous prendre notre pays. On ne peut pas lui faire confiance. »

Cinq kilomètres plus au sud, le quartier de Neveh Sha’anan, autour de l’ancienne gare des bus. Trottoirs défoncés, façades délabrées, silhouettes interlopes : l’envers du « bel Israël ». C’est là, devant un restaurant de shawarma (sandwichs orientaux), qu’a eu lieu le dernier attentat-suicide commis à Tel-Aviv le 17 avril 2006 : 11 morts et 60 blessés. La réédition en beaucoup plus sanglant d’une précédente attaque, en janvier de la même année, qui n’avait fait « que » 20 blessés.
Attablé à la terrasse refaite à neuf, le patron du restaurant, Aryeh Sarian, 48 ans, cherche ses mots. Son regard éteint, presque éperdu, qui contraste avec ses épaules carrées et les salutations bourrues dont il gratifie les habitués, est l’ultime témoignage du carnage qui s’est déroulé ici, il y a un an et demi. « Les survivants comme moi ne vivent plus de la même façon, confesse-t-il, les mâchoires serrées. Les images tournent jour et nuit dans ma tête. Je suis sous pression en permanence. »

Avant la deuxième Intifada, des Palestiniens d’Hébron et de Gaza travaillaient en cuisine. Le jour de l’attentat, l’un d’eux a appelé Aryeh pour le réconforter. « Juifs et Arabes, on pourrait vivre ensemble, estime le restaurateur. Le problème vient des dirigeants palestiniens. Ils enseignent à leur peuple la haine des juifs. » Pas un mot sur l’occupation et sur les colonies qui grignotent depuis quarante ans la Cisjordanie. « S’il y a la misère dans les territoires, tranche Aryeh, c’est la faute des responsables palestiniens. »

Quelques pâtés de maisons plus loin, un groupe d’Africains dépenaillés déambule sur le trottoir. C’est la rue Tchenov, l’un des points de ralliement des crève-la-faim de Tel-Aviv. Chaque matin, des entrepreneurs passent en piocher quelques-uns pour travailler sur leur chantier. Avant l’Intifada, l’endroit attirait des centaines de Palestiniens avides de rapporter dans leur village quelques centaines de shekels. « Ils avaient de l’expérience dans le BTP, ils ne coûtaient pas cher et il n’était pas nécessaire de les loger car ils rentraient chez eux le soir », explique Amir, 50 ans, un habitué du quartier. Outre le bâtiment, la restauration, la manutention et l’entretien embauchaient aussi des milliers de Palestiniens. Ils étaient 180 000 en 1993, 130 000 en l’an 2000. Chaque matin, une armada de taxis venait les déposer sur les trottoirs des grandes villes du pays. Du fait du bouclage des territoires occupés, cet afflux s’est tari.

A peine 20 000 chanceux disposent encore d’un permis pour travailler en Israël et quelques milliers d’autres s’y faufilent illégalement. Rue Tchenov, les Palestiniens ont été remplacés par des immigrés souvent clandestins, venus de Roumanie, de Chine ou d’Afrique. « Les attentats sont passés par là, dit Ilan, le patron d’un magasin d’équipements pour motos. La confiance est cassée. Tant que les Palestiniens ne comprendront pas que la violence ne les mènera nulle part, la séparation sera nécessaire. »

Une camionnette se gare dans la rue. Le conducteur n’a pas le temps d’ouvrir sa fenêtre qu’une demi-douzaine d’Africains se jettent sur le véhicule et, au prix d’une violente bousculade, s’engouffrent à l’intérieur. « Il ne faut pas croire que les entrepreneurs regrettent les Palestiniens, dit Amir. Au contraire. Ils demandaient 400 shekels (70 euros) par jour, les Roumains ou les Africains, eux, se satisfont de 300. Le marché de la construction s’est adapté à leur absence. »

La « bulle », c’est aussi cela : une économie indifférente aux aléas du conflit, une croissance retrouvée, comme si l’Intifada n’avait été qu’un incident de parcours. Michaël Serfaty, le patron d’Xplore, l’une de ces sociétés de high-tech dont Tel-Aviv est le royaume, peut en témoigner. En 2002-2004, à l’époque de l’invasion de la Cisjordanie par les tanks israéliens et des explosions en série dans les bars et les discothèques de Tel-Aviv, sa jeune société, fondée cinq ans plus tôt, a bien failli y rester. « Les investissements s’effondraient, les taux de prêt s’envolaient. On a mis le bonnet, les lunettes et on a plongé. J’ai dû licencier 75 % de mes employés. » Trois ans plus tard, le rétablissement paraît miraculeux. Le taux de croissance du PIB israélien, négatif en 2003, dépasse depuis deux ans les 5 %. L’indice TA-100 de la Bourse de Tel-Aviv a explosé de 100 % en trois ans. « Les délocalisations ont repris, explique Michaël Serfaty. Sur le marché offshore, nous concurrençons l’Inde et la Chine. Nous avons dépassé les niveaux de production d’avant la crise. L’économie est désormais indépendante de la situation dans les territoires. »

David Pasder, le responsable du développement de cette société de high-tech, enchaîne : « C’est l’oeuvre de Sharon et de sa politique de contre-terrorisme. Elle a permis à Israël de mieux protéger ses citoyens et son environnement économique. Même s’il n’y a pas de normalisation, on continuera à vivre bien, à se développer et à faire des projets. » Tous les matins, M. Pasder se rend à son bureau l’esprit tranquille. Grâce à l’une des multiples routes de contournement construites par Israël à l’intérieur de la Cisjordanie, il ne met « que cinquante-cinq minutes » pour rejoindre les locaux d’Xplore depuis sa maison dans la colonie d’Ofra, au nord de Ramallah. « C’est sûr, rapide et en plus je ne traverse aucun village palestinien. »

Effacer « l’autre ». Minimiser ses nuisances. Mettre la violence à distance. La politique entreprise par Israël depuis la première Intifada, cette époque où l’illusion d’une occupation « éclairée » s’est effondrée, a porté ses fruits. Barrière de séparation, check-points, routes réservées aux colons, refoulement des travailleurs : tout concourt à évincer la figure du Palestinien de l’univers israélien. Même ceux qui comptent des amis de l’autre côté de la barrière ou n’auraient pas peur de s’y rendre sont désormais dissuadés de le faire : une amende prohibitive est infligée à tout Israélien surpris dans une zone autonome palestinienne. L’époque des causeries avec les maraîchers de Kalkiliya et les vendeurs de meubles de Bidya, deux localités de Cisjordanie qui drainaient les classes moyennes de Tel-Aviv en mal de shopping bon marché, appartient à un passé révolu.

Dans un café de Jaffa, au sud de Tel-Aviv, le journaliste Ali Waked, chargé de la couverture des territoires occupés pour Ynet, le site d’information en ligne le plus populaire du pays, confesse son dépit. « Historiquement, la politique israélienne a toujours consisté à réagir à une situation donnée au moment donné, dit-il. Les gens qui réfléchissent en avance sont pris pour des doux dingues. Aux yeux de la plupart des Israéliens, le fait qu’il n’y ait plus d’attentat signifie que le conflit est fini. »

Chaque semaine, Ali voyage en Cisjordanie et en ramène des histoires de l’occupation ordinaire. « J’essaie de laisser une petite trace dans la tête des gens, mais je ne me fais guère d’illusions. La plupart des Israéliens ne voient pas les confiscations de terres et les humiliations aux check-points. Ils ne comprennent pas que toute cette rage finira par exploser de nouveau. Ils sont persuadés qu’ils peuvent continuer à vivre en autarcie, barricadés derrière le mur et le slogan qui dit qu’il n’y a pas de partenaire. » Pour les gens de la « bulle », la paix peut attendre.

Benjamin Barthe