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Par une jeune française membre de la 119 eme mission de la CCIPPP et qui habite à Naplouse

INVASION DU CAMP D’EL AIN

Source CCIPPP

samedi 29 septembre 2007

jeudi 27 septembre 2007, par : Rédaction Enfants de (la) Palestine,

Pour commencer cet email, je dois faire quelques précisions. Ces rapports que j’écris jours après jours, ne sont pas une caméra, et les émotions que je tente de retransmettre elles passent par mes yeux, par mes tripes plus exactement. Je ne prétend pas être journaliste, je ne rapporte que ce que moi, venue d’un autre monde, je perçois. En me lisant vous êtes en moi. Complètement, mais rien d’autre.
Invasion d’El Ain camp, 1er jour.Rédaction Enfants de (la) Palestine
A quoi ça ressemble une invasion ?

Les habitués de Naplouse, ou de la Palestine ont souvent l’occasion d’entendre « les soldats arrivent de tel ou tel check points, ils sont dans la vieille ville, ou à Balata, ils sont dans telle ou telle partie de la ville »... Mais ’pour de vrai’ qu’est-ce que ca veut dire ?

Ils y a quelques semaines, les soldats s’étaient invités chez nous. L’expérience avait été désagréable, nous sommes passés par différentes étapes à la suite de « ça » : le choc, la frustration, la haine et puis surtout l’appréhension de la prochaine visite. Tous les soirs ils sont repassés dans « le coin », parfois avec des bombes sonores, parfois des buldozers... Pendant un moment je n’ai pu dormir qu’à coup de tranquilisants, tranquilisants qu’il m’est même arrivé de vomir pensant que les soldats étaient sur le point de surgir chez nous.
Et puis la vie nous a repris par d’autres préoccupations.

Le Ramadan, mois de reccueillement, mois de fête, est dans tous les esprits depuis quelques semaines. Le mois de Ramadan est aussi une importante période econonmique, il engendre de fortes dépenses... Mais la situation économique de la population, n’est pas vraiment appropriée, alors tout le monde se met a vendre ce qu’il peut : des jus de fruits, des gateaux, du hummous...

Le cours du blé a doublé partout dans le monde, ce qui signifie ici aussi.
Tous les prix ont augmentés de facon vertigineuse, en fait ils ont doublés et l’inflation semble ne plus avoir de limites.
Ce genre de préocupations, prennent tres vite le dessus sur quoi que ce soit d’autre.

Wajdi travaille avec son père depuis le debut du Ramadan, ils vendent des gateaux. Pendant ce temps là, moi je flemmarde, et je ne rechigne pas sur les grasses matinees... Il est environ 13 heures quand Wajdi vient me réveiller. Il m’annonce que les soldats n’ont pas quitté Naplouse au petit matin comme à leur habitude. Un jeune de 17 ans s’est fait tuer à 8 heures, les soldats sont dans El Ain Camp et encerclent les résistants, ces derniers n’ont plus de munitions.
Wajdi m’explique que par les microphones des mosquées il y a des appels à la population pour que les gens s’y rendent mais que personne « ne bouge son cul ».

Immédiatement nous prenons la decision de nous rendre sur place. En moins d’une minute je suis prete et nous partons. Cette rapidité, qui ne m’est pas habituelle, est loin d’etre de l’héroisme, c’est juste parce que je ne veux pas avoir le temps de penser, je ne veux pas avoir le temps d’avoir peur.

Nous arrivons à l’entrée du camp. Quelques journalistes et une vingtaine de volontaires de Medical Relief attendent d’être autorisés à récuperer le corps du martyre.

Son corps git au milieu de la rue et nul n’a le droit de l’approcher. Avec le soleil, le corps a gonflé, je ne respire pas par le nez parce que je ne veux pas me souvenir plutard de cette odeur.

J’aperçois un blondinet, j’en deduis que c’est un « international », je n’en vois pas d’autre. L’été est passé, les vacances sont finies, alors on ne voit plus de groupes de solidarités se promener dans la ville.
Des jeunes, sur le toit d’une maison un peu plus loin, jettent des pierres sur les jeeps, ils provoquent les soldats par de grands coucou.
Immédiatement les soldats ripostent par des bombes lacrymogènes, qu’ils visent d’ailleurs très bien. La diversion fonctionne et le chauffeur d’une des ambulances fonce à toute allure vers le corps. Une jeep l’arrête, nous nous pressons tous pour le soutenir. Les parents du gosse sont là aussi.

A ce moment precis de « l’histoire » je comprends pas cette lutte pour récuperer le corps. Pourquoi, les soldats ne veulent pas que nous le prenions ? Pourquoi nous n’attendons pas que les soldats partent ?
Un journaliste se retrouve braqué par un M 16 sous la gorge, Wajdi aussi.

En fait si les soldats avaient pris le corps, ils l’auraient rendu quelques jours plus tard à sa famille complètement déchiqueté et vidé de ses organes.

Je pensais que ce jeune martyre était un résistant. En réalité, Mohammed, venait d’obtenir son Taoujii (bacalaureat), il était un excellent eleve. Ce matin il se rendait a l’université.

Nous sommes plantés là, devant l’entrée du camp, avec interdiction formelle de pénétrer à l’interieur, totalement impuissants.
A quelques mètres derrière, Wajdi et moi apercevons un petit bout de femme, accompagnée de deux jeunes de Medical Relief, faisant mine de repartir.

Wajdi la reconnait et préssent un stratagème.. Nous les rattrapons, en quelques secondes nous voilà tous les cinq dans le camp, a l’insu de tous. Ramadan ou pas, je n’ai jamais courru si vite de ma vie. Jamais eu si peur aussi.

Comme tous les camps de refugiés, El Ain, est un vrai labyrinthe, nous nous dirigeons grâce aux habitants qui nous renseignent par leurs fenêtres : « les soldats sont à gauche, passez à droite », « ici quelqun a besoin de soin », « là bas les habitants d’une maison attendent depuis plusieurs heures ».

A chaque croisement de ruelle nous ne savons pas si nous allons trouver des résistants ou des soldats, nous courrons, nous crions « medical, ambulance, international ». Un homme nous appelle, son fils est malade. Il a trop de fièvre, il doit être transféré à l’hopital. Nous le supportons jusqu’à l’extérieur du camp, une ambulance vient le chercher, une jeep et un buldozer sont à cette sortie. Le soldat qui véhicule le bulldozer fait brutalement tomber la pelle du véhicule, nous sursautons, il est mort de rire.

Nous rentrons à nouveau, une ruelle de soldats, une ruelle de résistants, une ruelle de soldats. Les resistants sont completements pris au piège. Les soldats nous visent lorsque nous sommes dans leurs ’zones’, les lumières rouges qui se baladent sur nos corps nous en avertissent, les resistants nous aident à traverser les leurs.
Nous trouvons soudainement une vingtaine de personnes assises sous le soleil, en plein milieu des combats. Il y a du sang par terre, beaucoup de cartouches vide, un chien abatu entouré de mouches et il y a des soldats en face de nous. Il y a une femme assise pres du chien, ses larmes ne s’arretent pas, elle est silencieuse, par pudeur, elle fait dos aux autres.

A force de négociations, ils acceptent de nous laisser vérifier la santé de ces gens. Nous donnons de l’eau aux enfants et aux bébés. Les adultes n’en veulent pas, ils jeunent.

Nous tentons de mettre les gens en securité. Wajdi et moi sommes les seuls à parler anglais, mais nous ne comprenons pas très bien ce que nous dit le soldat « porte parole ». Tout est confus. Je fini par comprendre qu’ils veulent que nous demandions aux gens de se déplacer dans une ruelle a gauche, et naturellement je vois Wajdi et les trois autres volontaires s’engoufrer dans la ruelle de droite. Ce n’est pas le temps des explications, alors je les suis. Nous essayons d’aller le plus vite possible, mais la vieille dame que nous tentons de raccompagner chez elle, a manifestement beaucoup de mal a marcher.
Au loin j’entends les soldats hurler, je ne sais pas trop si c’est contre nous ou contre les habitants, ce n’est pas vraiment le moment non plus de se poser la question.

Nous reprenons notre souffle quelques instants à un croisement. Une balle nous frôle, « baisse toi et cours » me hurle Wajdi. On nous indique une maison où un nourisson a besoin d’une aide medicale urgente. Wajdi me fait entrer dans une maison avec les deux autres volontaires de Medical Relief. J’ai à peine le temps de le voir courir avec Aiché (« le petit bout de femme ») le bébé dans les bras. Quelques minutes plutard, ils reviennent. Ils ont été poursuivis par les soldats, mais ils ont réussi a donner de l’oxygène au nourisson grâce à une ambulance qui les attendait plus bas.

Nous continuons notre tour dans le camp, personne ne nous appelle, une deuxième balle nous caresse, nous sortons.

Il est bientôt 3 heures du matin, les soldats ont envahi toute la ville. Ce soir à l’heure du ftour, comme toujours, la maman de Wajdi nous avait preparé un délicieux petit plat, mais à part l’eau sur laquelle nous nous sommes rués, nous n’avons rien pu avaler. Nous ne savons pas si les gens qui attendaient ont pu rentrer chez eux ou pas, nous ne savons pas s’ils ont pu manger, nous ne savons meme pas s’ils sont en bonne santé. Les explosions retentissent jusque sous nos fenêtres, des lumières jaunes traversent le ciel, j’entends des cris. Les images, les sons de la journée résonnent dans ma tête. Je réalise maintenant que j’entendais « thank you » pendant que nous courrions, comme je ne suis pas très sure je demande à Wajdi, il me confirme.
Les habitants du camp sont pris en otage, les résistants pris au piège et moi je suis chez moi, bien au chaud. J’aimerais les mériter ces « thank you ».

Invasion d’El Ain camp, 2ème jour.

Degré supérieur de violence, la présence militaire a doublé, il y a un nouveau martyre. Je ne connais ni son nom, ni son âge, je sais juste qu’il était jeune et à demi-paralysé. Il était chez lui lorsqu’il a reçu une balle dans la nuque. Les ambulances n’ont pas été autorisées à venir le chercher, alors il s’est vidé de son sang et il est mort.

Degré supérieur de tension, même l’air que nous respirons semble branché sur haute tension. A l’entrée principale du camp forme une sorte de croix, il y a le camp sur notre droite, la rue principale en bas de celui-ci et un chemin perpendiculaire. Sur les routes, des dizaines de véhicules militaires en tous genres : jeep bien sur, fourgonnettes, bulldozer,marteau-piqueurs... J’en dénombre 17 au départ, quelques minutes plus tard 13. Ils viennent et ils vont parce qu’aux extrémités de nombreux hommes lancent des pierres, les plus jeunes ont peut être 8 ans, les plus vieux la vingtaine.

Des pneus brûlent, le gaz lacrymogène se répand.

Et au milieu de tout ça, il y a nous, volontaires en tous genres.
J’essaye de tout mémoriser, tout photographier dans ma mémoire parce que je sens bien que personne n’apprécierais une photo souvenir. D’ailleurs il n’y a plus de journalistes quand j’arrive, enfin si un, plus loin. Est-ce que c’est parce que c’est trop dangereux ? Ou est-ce parce que la nouvelle ne fait déjà plus sensation ?

Nous ne sommes pas très organisés et c’est ce qui nous permet à Wajdi moi de nous éclipser et de pénétrer par le haut de la colline à l’intérieur du camp, accompagné d’un autre volontaire qui accepte de nous suivre. Il semble que le chemin que nous empruntons pour détourner le camp soit le dortoir des soldats, la plupart font la sieste. Nous ne demandons pas notre reste, nous avançons.

Degré supérieur de folie à l’intérieur, tableau d’un chaos. Sur le chemin ce n’est plus merci que nous entendons, mais « apportez nous à manger », « apportez nous des médicaments », « pourquoi apportez vous à manger à cette famille et pas à nous ? nous le méritons moins ? »

Ce schéma je le reconnais parce que je l’ai vécu il y a peu : au traumatisme succède la haine qui n’a plus de raison, qui n’est plus raisonnable. Je comprends ces gens, parce que nous sommes leur seul exutoire. Alors si pour voir la lumière de la sortie, ils ont besoin de ne pas voir que nous risquons nos vies, je m’en fous. A défaut d’apporter du pain à tous, j’apporte au moins une sorte d’espoir. Le sol est boueux, des canalisations ont sautées, on trouve des morceaux de verres, de fils de bombes, des morceaux de chat.
Je ne me formalise même plus des lumières rouges des viseurs et j’attaque de mon plus beau sourire (oui oui, je n’en démords pas c’est une arme redoutable) et de ma voix la plus angélique, tous les soldats que je croise.

Un soldat appelle Wajdi de son prénom, nous reconnaissons notre « soldat porte-parole » de la veille. J’ai l’impression qu’il a de la compassion, en tous cas il nous parle humainement, il semble presque rassuré de nous reconnaître. Je le plains parce que s’il a encore de l’humanité, sa place est celle que je choisirai après l’enfer.
Nous retournons chercher des denrées.

Sans doute rassurés dans leur supériorité, les soldats autorisent deux volontaires à retourner dans le camp, ce n’est pas nous. Nous attendons en vain, la nuit tombe, nous rentrons.

Dans un premier temps Wajdi est déçu de la réaction des habitants, mais il a à peine bu son verre de jus de fruit pour rompre le jeune qu’il comprend. Au levé du jour, si les soldats sont toujours dans El Ain nous y retournerons, inchAllah.

J’ai attrapé un sévère rhume parce que la peur m’a fait dégouliner de sueur. Sur le chemin du camp, en ce début d’après-midi, je crois qu’une bonne moitié de moi aurait préféré se prostituer plutôt que d’y aller.
Invasion d’El Ain camp 3eme jour

Aujourd’hui j’ai rencontré mes limites, ce qui fait la différence entre un Palestinien et une Française. Est-ce l’excuse que je me donne ? Elle est si facile.

Aujourd’hui est un jour de défaite personnelle à bien des niveaux.
Ce matin, à 10 heures une marche de solidarité aux habitants d’El Ain est organisée par les Naplousi.

J’ai veillé trop tard hier, je décide une nuit blanche mais le sommeil m’a pris vers huit heures. Wajdi tente de me réveiller pour y aller. Je n’en suis pas capable. Ce n’est pas le sommeil que je ne réussis pas à vaincre, c’est la peur. Je pressens un massacre. Un mouvement de foule effraiera les soldats, ils tireront sans hésiter. Femmes, enfants, vieillards, ils ne feront pas de différence. Ils voudront sûrement donner un exemple aussi, nous dire « ne revenez pas ».

C’est un cri : je veux vivre, je veux que Wajdi vive, je veux continuer nos rêves.

Wajdi fait mine de prendre sa veste de secouriste pour rejoindre les ambulances. Si vous connaissez Wajdi, vous savez déjà qu’il était en première ligne de la manifestation. Quand je l’apprends, je sais que je n’ai pas voulu le comprendre plus tôt et le sentiment d’avoir trahis nos serments me prends. Il n’a pas été blessé « grâce à Dieu seulement » me dit-il. Je suis folle de colère : contre lui d’avoir pris ce risque, contre moi qui n’ai pas été à la hauteur, contre le monde qui ne saura jamais.
« Sur le chemin, je volais, entouré des 500 personnes qui partaient ensembles, unis, c’était comme un orgasme » me dit Wajdi. Le plus grand rêve de Wajdi est une marche de tous les palestiniens à travers la Palestine : « imagine, Phalestine, à Naplouse nous sommes 200 000 habitants, imagine que juste 50 000 d’entre nous sortions, imagine les gens des villages nous rejoignant, imagine à chaque ville que nous traverserons les gens qui se joindront à nous. Ils ne pourront pas tous nous tuer, ils tueront seulement les premières lignes. Je serai devant, parce que ce jour là je pourrai mourir en paix, ce jour là ils ne pourront plus nous arrêter, nous serons libres. Nous serons devant Phalestine. »
C’est pour ça que je ne peux pas dire à Wajdi que je suis en colère qu’il soit parti à cette manifestation. C’est pour ça que je ne peux pas lui dire, non, je veux que nous vivions. Vivre droit ou ne pas vivre, Wajdi est comme ça. Je fais mon possible pour l’atteindre, disons que c’est pas gagné.

Comme je l’appréhendais, les soldats n’ont pas hésité une seconde, en moins d’une minutes la foule était dispersée par le gaz, tirs à balles réelles et plastiques. Impossible de vraiment savoir combien de personnes ont été blessées. Pour cette unique minute le chauffeur d’une des ambulances m’a expliqué avoir transporté à l’hôpital quatre personnes. Il est environ 15 heures lorsque nous arrivons devant le camp d’El Ain. Je suis à nouveau glacée par ma sueur. Les larmes immergent mon visage, ce n’est pas l’émotion mais le gaz lacrymogène. Une vieille dame tente de traverser la rue, je passe mon bras sur son dos pour la couvrir. Je ne veux pas me permettre de familiarité qui pourrait l’offusquer, mais elle prend mon bras, elle serre ma main.
Tout parait plus ordonné qu’hier : les jeunes qui lancent des pierres, les jeunes qui tentent d’apporter de la nourriture dans le camp. Les soldats surtout sont mieux organisés : une équipe de premier secours vient de se faire arrêter, un journaliste qui tentait de filmer la destruction d’une maison a pris une balle, la plupart des volontaires se voient refuser formellement l’entrée.

Nous apprenons que 20 familles sont enfermées dans une maison, cela signifie environ 200 personnes. Quelques soient les réserves qui étaient dans la maison, elles sont épuisées. Aiché (confère les textes précédents) a réussi à y apporter quelques vivres, mais pas assez.
Wajdi et moi avons apporté des médicaments laissés le mois dernier par un groupe de l’association Génération Palestine. Nous commençons à les "éplucher" avec un médecin de l’équipe, je traduis les indications et nous trions ceux qui correspondent aux besoins des habitants du camp. Hors de question de prendre le risque de donner un médicament qui ne corresponde pas, nous hésitons. Finalement nous prenons tous les efferalgants, aspirines, spasfon et nous laissons les autres dans le centre de secours installé à devant le camp. Nous prenons également de la nourriture autant qu’il nous est possible et avec un britannique, Jacob, et trois autres Palestiniens nous partons.

Nous sommes sur le seuil lorsque 3 soldats surgissent. Ils contrôlent nos papier d’identité, enfin pas les miens, la couleur de mon passeport suffit. Malheureusement elle ne suffit pas à protéger l’un des volontaire. Sous mes yeux, ils attrapent ce jeune, devant mes pieds ils l’obligent à s’agenouiller. Le viseur de l’arme qui s’abat sur son crane a un diamètre qui avoisine les 10 centimètres, ils l’attrapent par les cheveux, l’insultent, puis ils lui bandent les yeux et le jettent dans leur fourgon. Je ne peux rien faire, encore. Ils en ont rien à foutre des témoins, nous ne sommes même pas gênants.

Nous reprenons nos sacs de pains, de mortadelle, de médicaments et nous commençons à grimper les interminables marches de la colline. Comme hier nous voulons entrer par le haut. Il fait chaud, j’ai soif, l’estomac vide du jeune, la crève, la hantise d’une balle qui peut nous atteindre à tout moment. Je crois que je vais m’évanouir. Finalement non, j’arrive en haut et l’adrénaline qui monte à la vue du barrage militaire me remet très vite sur pied.

L’un d’entre eux me braque, il se fout de ma gueule ce connard, un autre baisse son arme. « Nous apportons de la nourriture et des médicaments pour les habitants, ils en ont besoin ». Les ordres sont formels : « dégagez ». Rien n’y fait, pas même les petites blagues d’usage. L’autre retrouve son sourire en me braquant à nouveau.
Nous faisons mine de partir et entrons dans une maison quelques mètres plus loin. Ces personnes qui nous reçoivent sont plus qu’accueillantes. Leur jardin donne accès à un autre jardin qui lui même donne sur le camp. D’autres équipes médicales sont déjà passées par là, elles guettaient notre arrivée pour nous indiquer le passage. Nous leur proposons un peu de nourriture, elles refusent : « ceux qui sont à l’intérieur en ont plus besoin ».

Une explosion plus violente et plus longue que les autres tonne, une montgolfière de poussière s’envole. Nous accélérons, s’il y a des blessés nous devons les secourir. En ouvrant la grille Wajdi se retrouve nez à nez avec un soldat. Comme nous ne déguerpissons pas assez vite, une bombe sonore nous frôle, les coups de feux partent. Nous nous baissons et nous courrons.

Mon cher Wajdi est toujours plein de ressources : le voilà qui lance les paquets de nourriture aux habitants par les fenêtres. Un premier paquet de pain, un second, un poulet, ah non... pas de poulet, celui-ci n’est pas arrivé à destination. Les gens nous demandent de l’eau, nous restons sans voix : de l’eau.

Les soldats ont repéré notre "manège", nous détalons presto. Il est 6 heures, nous entendons l’éden qui signale la fin du jeune, la tombée de la nuit aussi. Une ambulance nous attrape au vol. Je trouve une bouteille d’eau à l’intérieur, elle est chaude et pas très claire, je lui trouve pourtant une saveur d’hydromel.

Nous arrivons à la maison, de l’eau, des jus de fruits, du sucre, du silence. Je veux me sentir en sécurité. Wajdi m’annonce que nous repartons dans une demie-heure. Je traîne, m’attarde sur mes emails, fini par sortir un « tu est sur que c’est vraiment utile ? » puis un « ils ne nous laisserons jamais entrer ». Wajdi se laisse convaincre.

Il est temps de parler. En quelques secondes j’avoue tout : mon angoisse face à ce cauchemar, ma rencontre avec mes limites et surtout cette défaite. Aujourd’hui je n’ai pas été à la hauteur de mes engagements. Je ne veux pas vivre comme ça.

Il est environ 20 heures, nous rejoignons les équipes médicales. Au passage Wajdi propose à d’autres jeunes de nous emboîter le pas, la réponse de l’un d’entre-eux est « quand tu seras martyre, je viendrai chercher ton corps ». Je ne suis pas certaine qu’il fut une bonne idée de la part de mon cher et tendre de me traduire cet encouragement.
Une lumière bleue descend la butte sur laquelle est basée le camp. Des lumières jaunes, sortes de feux d’artifices traversent le ciel, nous entendons des coups de feux, des explosions et un hélicoptère que je n’arrive pas à voir.

Il est trop tard, les soldats ont fermés la base médicale. Néanmoins Jacob et deux autres internationales ont étés autorisés à rejoindre la maison où les 20 familles sont retenues en otage, ils y sont toujours. Ils ont relâché le volontaire de Medical Relief près d’Howara (un des check point de Naplouse), il est transporté à l’hôpital parce qu’il est couvert de contusions. Je me risque à demander un stupide : pourquoi ? Parce que sur sa carte d’identité il est indiqué qu’il habite le camp d’El Ain.
C’est le moment du bilan. Beaucoup de blessés pendants la journée, de personnes « arrêtées », de nombreuses maisons ont été détruites de l’intérieur ou littéralement, très peu de nourriture est entrée dans le camp et les soldats ne partent pas. Les véhicules militaires passent et repassent devant nous, il ne faut plus tarder.

Plutôt que cet exposé de complaintes douteuses de ma part j’aurais voulu décrire dans cet email ce que ressentent les personnes enfermées en ce moment. Mais comment ? Je n’ai pas pu entrer. Est-ce que je me rends compte moi même qu’ils nous demandaient de l’eau. J’ai lu aujourd’hui Conte sous couvre feu écrit par les enfants d’El Ain avec l’aide de Darna (maison des associations de Naplouse). J’aimerai être à leur place pour ne pas savoir qu’ils y sont.