Accueil > Sociétés Civiles à Parlement Européen > Des enfants noirs dans nos écoles ? Non merci !

En Israël

Des enfants noirs dans nos écoles ? Non merci !

Tom Segev - Ha’aretz, via le Courrier internationl, n° 777, le 22 septembre 2005

mercredi 29 août 2007

Vingt ans après leur arrivée en « Israël », les Juifs éthiopiens restent victimes d’ostracisme. L’historien Tom Segev n’hésite pas à comparer leur situation à celle des Noirs de La Nouvelle-Orléans.
Les parents de Yitzhak Bokhobza étaient originaires de Libye. D’abord ouvrier dans la construction, son père a ensuite travaillé comme secrétaire du conseil religieux de la ville d’Or Yehuda. Yitzhak Bokhobza ne s’est exprimé quasiment qu’en arabe jusqu’à ses 14 ans. Entre eux, les enfants du quartier se parlaient en arabe, et ce n’est qu’en entrant lycée qu’il est sorti du monde étroit de son enfance, aime rappeler Bokhobza. « C’est parce que j’ai moi-même grandi dans un ghetto culturel que je ne veux pas voir un nouveau ghetto culturel se former ici », affirme le maire d’Or Yehuda, une ville de la banlieue sud-est de Tel-Aviv, pour justifier son refus initial d’autoriser plusieurs dizaines d’enfants d’origine éthiopienne à s’inscrire dans le réseau d’enseignement élémentaire de sa ville. D’abord jouée sur l’air du conflit entre grands idéaux avant de tourner à la farce médiatique, cette pièce a été payée au prix fort par les premiers concernés, les enfants éthiopiens.

A l’origine, le boycott des jeunes Noirs n’était pas une initiative de Yitzhak Bokhobza. Ce dernier a « simplement » cédé aux pressions des associations de parents et du personnel enseignant. Mais le parcours de cet avocat de 54 ans qui porte une kippa crochetée [signe distinctif des nationaux-religieux], proche du Likoud et maire d’Or Yehuda depuis 1978, explique largement son attitude. Comme le ministre des Transports et maire de Yavneh, Meïr Sheetrit (né au Maroc, à Ksar Souk, en 1948), comme l’ambassadeur d’Israël à l’ONU et ancien maire de Shlomi, Yehuda Lancry (né au Maroc, à Boujad, en 1947), et comme des dizaines d’autres maires de villes de développement, Bokhobza est un pur produit du programme Shikkum [Restauration], ce vaste plan de réhabilitation des quartiers populaires lancé par Menahem Begin au début des années 1980 et essentiellement financé par les donations de Juifs d’outre-Atlantique [voir CI n° 629, du 21 novembre 2002]. Ce programme a permis à de nombreux jeunes maires d’origine orientale et proches du Likoud de sauver leurs villes et leurs cités du marasme dramatique dans lequel elles vivaient depuis les années 1950 et 1960. Les réalisations du programme Shikkum à Or Yehuda sont considérées comme exemplaires, et rien ne peut sans doute davantage effrayer Bokhobza que la perspective de voir sa ville basculer dans le passé de son enfance. Et, derrière Bokhobza, c’est toute une génération d’Orientaux qui partagent ce cauchemar.

Début septembre, des hurlements se faisaient entendre dans le bureau du maire Bokhobza. Tout à coup, le délégué d’une association d’insertion pour enfants éthiopiens quitta le bureau du maire en hurlant : « Maintenant, je comprends pourquoi on vous traite de raciste ! » Mais, quelques minutes plus tard, Bokhobza annonçait à la presse qu’il était parvenu à un accord avec l’Association des immigrants d’Ethiopie, présidée par l’ancien député travailliste Addisu Messélé, accord qui autorise finalement les enfants à être scolarisés à Or Yehuda. La plupart des immigrants éthiopiens sont arrivés sans le capital culturel nécessaire pour réussir dans le régime sioniste. Majoritairement analphabètes, ils ont en outre dû subir une procédure humiliante de « conversion » au judaïsme au terme de laquelle ils ont été forcés d’envoyer leurs enfants dans des écoles du réseau religieux. N’ayant jamais été aidés - mis à part un versement initial de quelque 60 000 dollars -, il était presque inévitable de les voir terminer leur course dans des poches de misère comme le quartier Sprinzak à Or Yehuda.

Par une des ruses de l’Histoire, Yossef Sprinzak fut le premier président de la Knesset. Né en Russie, il était arrivé en Palestine en 1910 et avait joué un rôle central dans l’immigration des Juifs yéménites dans le régime sioniste. Ce qui ne l’empêchait pas, comme la plupart des pères fondateurs de l’Etat, de caresser le rêve de voir le régime sioniste rester dans le giron culturel occidental et de s’inquiéter, dès les années 1950, de l’avenir d’une société sioniste influencée par la culture des Juifs originaires des pays arabes. A Or Yehuda, le quartier qui porte son nom est un cas désespéré, entre autres à cause d’une des manifestations les plus négatives de la culture occidentale, le bruit assourdissant des avions. Dès que les habitants peuvent fuir le quartier, ils le font et sont de plus en plus souvent remplacés par des Ethiopiens. Et Bokhobza est aujourd’hui horrifié à l’idée de voir s’effondrer l’œuvre de toute sa vie. Composée à la fois de quartiers désœuvrés qui ressemblent aux villes de la “périphérie” du sud de la zone sioniste et de quartiers résidentiels qui font penser à Tel-Aviv, Or Yehuda reflète avant tout les fractures énormes qui parcourent le corps social sioniste. En fait, cette ville est une métaphore de l’histoire du régime sioniste.

La naissance d’Or Yehuda remonte à 1950, à ces camps de tentes et de cabanes dressés par le gouvernement sur les décombres de deux villages arabes conquis en avril 1948, pendant la guerre « d’indépendance », Kufr Ana et Saqiyeh. Les premiers habitants d’Or Yehuda étaient originaires de Libye et d’Irak. Longtemps, cette ville de développement fut la parfaite métaphore des souffrances endurées par les Juifs orientaux. Sur une population estimée aujourd’hui à environ 35 000 habitants, les deux tiers sont des Orientaux, l’autre tiers est originaire de Boukhara, et la plupart sont arrivés dans le plus complet dénuement. Aujourd’hui, les infrastructures publiques sont nombreuses, et Yitzhak Bokhobza rêve de nouvelles surfaces à bâtir pour y attirer 10 000 nouveaux habitants économiquement stables.

En Israël, il y a des villes plus démunies qu’Or Yehuda - où le nombre d’Ethiopiens n’excède pas quelques centaines d’âmes, soit 160 familles en tout et pour tout. Pourtant, Bokhobza estime que sa ville ne peut pas en absorber plus, les services sociaux étant déjà saturés. Bokhobza a aussi une théorie pour le moins personnelle. « Pourquoi, se demande-t-il, les Juifs d’origine marocaine ont-ils réussi à échapper à la criminalité à Or Yehuda alors que, dans une ville comme Nétanya, la criminalité est essentiellement leur fait ? Parce qu’à Or Yehuda il y a peu de Marocains mais beaucoup d’Irakiens, alors qu’à Nétanya la majorité des Orientaux sont marocains. Une minorité essaie toujours de faire profil bas, de s’intégrer à la majorité et de réussir. »
Quand on écoute Bokhobza, on croirait entendre ces sionistes ashkénazes des années 1950 qui avaient peur non seulement des Marocains, mais de tous les Orientaux, y compris les Libyens comme lui. Bokhobza n’est pas, loin s’en faut, le seul maire à vouloir réduire de façon draconienne le nombre d’Ethiopiens dans sa ville. Son refus initial d’inscrire des enfants noirs est certes un acte répugnant et illégal, mais, quand il se plaint de ce que le régime sioniste n’a rien appris des erreurs commises dans les années 1950 et 1960, il a parfaitement raison. Plutôt que de concentrer les Ethiopiens dans les villes de la “périphérie”, il faudrait les disséminer dans des zones économiquement développées. Mais une telle politique nécessiterait beaucoup de crédits, que le régime sioniste ne veut pas attribuer, tout comme les Etats-Unis n’ont pas voulu investir 1 dollar dans les taudis de La Nouvelle-Orléans pour assurer une égalité des chances aux Noirs dans une société blanche.

L’histoire des Ethiopiens n’est pas une réussite
Cette comparaison avec les Etats-Unis est vraiment justifiée. Après le cyclone qui a dévasté La Nouvelle-Orléans, un député afro-américain a affirmé avoir été très impressionné par la façon dont le régime sioniste avait sauvé les Juifs d’Ethiopie. Manifestement, il n’a jamais mis les pieds à Or Yehuda. Cette comparaison tient aussi la route parce que le maire de Ramat Ha’Sharon [une banlieue travailliste huppée de Tel-Aviv], Yitzhak Rochberger, a eu tôt fait d’annoncer qu’il était prêt à inscrire dans sa ville les petits Noirs dont Bokhobza ne voulait pas à Or Yehuda. Une annonce qui semblait aussi sincère que l’aide proposée par l’Iran aux victimes de La Nouvelle-Orléans... Un peu plus de vingt ans après leur arrivée dans le régime sioniste, on peut affirmer sans crainte que l’histoire des 80 000 Ethiopiens n’est pas une réussite.
Les associations privées en ont fait plus pour eux que toutes les agences gouvernementales et les pouvoirs municipaux. Certains maires ont joui de l’aide et des conseils prodigués par ces associations. Mais Bokhobza n’y croit pas. Et il commet une grave erreur. S’il avait appelé ses concitoyens à aider les enfants éthiopiens dans leurs études, il se serait épargné cet épisode indigne. Et ça ne lui aurait rien coûté. Il se serait trouvé suffisamment de bonnes volontés pour répondre à son appel et montrer à ces gosses que l’on se souciait d’eux. Mais Bokhobza préfère être traité de raciste plutôt que laisser croître le nombre d’Ethiopiens dans sa ville.

Né à Jérusalem en 1945 dans une famille de réfugiés juifs allemands, l’historien et politologue libéral Tom Segev est l’une des plumes les plus libres de l’entité sioniste et l’un des précurseurs des “nouveaux historiens”, qui, en travaillant sur des archives déclassifiées, se sont affranchis de la tutelle politique et morale du mouvement travailliste, longtemps dominant.

Titulaire d’une chronique dans le supplément hebdomadaire du quotidien Ha’aretz, Tom Segev est par ailleurs l’auteur de trois essais sur la genèse de la société israélienne, tous traduits en français : "Le Septième Million - Les Israéliens et le génocide" (Liana Levi, 1993), "Les Premiers Israéliens" (Calmann-Lévy, 1998) et "C’était en Palestine au temps des coquelicots" (Liana Levi, 2000).

Sur le même thème :
- Noirs, juifs et israéliens - Préjugés et préjudices

Du même auteur :
- « En prenant Jérusalem, Israël a décidé qu’il n’y aurait pas de paix »
- Les cicatrices de la guerre de Six Jours

Tom Segev - Ha’aretz, via le Courrier internationl, n° 777, le 22 septembre 2005

Info-Palestine et Tom Segev - Ha’aretz - mercredi 22 août 2007

http://www.info-palestine.net/article.php3?id_article=2511