Accueil > Sociétés Civiles à Parlement Européen > Battu à mort

Une armée sans foi ni loi, une horde d’assassins ! (ndlr)

Battu à mort

Par Gideon Lévy - Ha’aretz

mercredi 15 août 2007

A coups de gourdin, de crosse de fusil, de coups de pieds portés à la tête, des soldats ont tué Jihad Al Shaer, un jeune homme de 19 ans qui se rendait à l’université pour s’y inscrire. L’armée affirme que Jihad Al Shaer a tenté d’attaquer les soldats avec un couteau. Un témoin dit qu’ils ont continué à le frapper alors qu’il était étendu par terre, menotté et inconscient.

Jihad Al Shaer, battu à mort par des soldats israéliens, le 26 juillet 2007
(Ph. MaanImages)
Le taxi qui dessert Bethléem tardait et Jihad Al Shaer attendait, debout, dans la poussière de la station de taxis, près de son village, Tekoa. A quoi pensait-il au juste sous l’auvent au métal brûlant ? Il se rendait à l’université ouverte de Bethléem, afin de s’inscrire pour la prochaine année académique. Son père dit qu’il n’avait pas encore décidé quelles études il souhaitait entreprendre. C’est peut-être à cela qu’il pensait, debout à la station de taxis, cherchant à s’abriter du soleil torride du désert.
Qu’est-il passé par l’esprit des soldats qui l’ont battu, à coups de gourdin, de crosse de fusil, de coups de pieds portés à la tête, aux dires des témoins, et cela jusqu’à ce qu’il meure ? Se peut-il qu’il ait tenté de les attaquer avec un couteau, ce couteau que n’ont pas vu les deux témoins ? Et si c’est le cas, pourquoi les soldats ont-ils continué à le frapper furieusement, alors même qu’il était étendu par terre, inconscient et peut-être menotté comme nous l’a rapporté un témoin oculaire ? Et pourquoi, par-dessus le marché, l’armée s’est-elle empressée, « après une première enquête » au cours de laquelle aucun des témoins visuels n’a été interrogé, de classer cet incident grave avec ces mots : « les soldats ont agi de manière adéquate » ? Quel genre d’adéquation y a-t-il à ce que des soldats battent un adolescent à mort et que l’armée les blanchisse diligemment sans aucune enquête sérieuse ? Et quelle est cette monstruosité qui consiste à menotter le père en face du corps de son fils battu et agonisant, et de le laisser ainsi une heure durant comme un animal attaché ?
Trois trous s’ouvrent dans le crâne de Jihad, 19 ans, qui voulait être étudiant, et de nombreux points d’interrogation enveloppent ce qui s’est passé il y a deux semaines, le jeudi, derrière la jeep blindée Hummer, au carrefour entre Tekoa et Bethléem. L’armée, on peut en être sûr, n’essaiera pas de dissiper le brouillard accablant : elle sait déjà depuis longtemps que les soldats se sont conduits « de manière adéquate ».
Sur l’écran de l’ordinateur apparaissent des photos du mort. Le jour de l’incident, on a prétendu que Jihad était mort d’un unique coup de gourdin. Il suffit de regarder les photographies provenant de l’hôpital pour comprendre que ce n’est pas vrai : le visage paisible de l’adolescent est marqué de coups et trois trous peu profonds s’ouvrent au niveau du crâne, à l’avant et à l’arrière. Une autre photo montre le père - qui travaille dans une entreprise de Bethléem fabriquant des souvenirs en bois d’olivier - accablé par la mort de son fils, mains liées derrière le dos, agenouillé par terre, le visage exprimant la douleur contenue et l’humiliation, un soldat se tenant debout près de lui, arme brandie. Photo prise par quelqu’un qui passait par là. Tout est enregistré sur l’ordinateur. La maison se situe au seuil du désert, dans le village de Tekoa fait de maisons de pierre à flanc de montagne, face au Hérodion et à la colonie de Tekoa.
Barbe naissante en raison du deuil, Khalil, qui fabrique des croix en bois, est un homme paisible et doux. On dit que son fils était comme ça aussi. Le lendemain de l’incident, on a publié dans la presse israélienne que son fils était un instable, peut-être même mentalement handicapé. Pures fables. L’année passée, Jihad a travaillé assidûment pour obtenir les meilleures notes au bac et maintenant il était censé s’inscrire dans une extension à Bethléem de l’université ouverte Al-Quds.
Ce jeudi-là, 27 juillet, tout s’était déroulé comme d’habitude dans la maison familiale. Hussein, un des fils, était parti régler diverses affaires dans les services du Ministère de l’Intérieur à Bethléem. La mère de la famille était sortie pour une visite de famille et Jihad s’apprêtait à faire le trajet devant le conduire à l’université pour y remplir les formules d’inscription. Rien n’annonçait ce qui allait se produire une heure plus tard à peine. Jihad ni aucun autre membre de la famille n’a jamais été arrêté. Cette région est généralement tranquille, en dehors du harcèlement des patrouilles de l’armée.
Il était neuf heures et demie du matin lorsque Jihad a quitté la maison et s’est rendu à pied à la station de taxis située sur le côté de la route menant à Bethléem, à quelques centaines de mètres de chez lui. Son père, qui était à la maison, dit que Jihad n’avait rien emmené. La jeep blindée Hummer se trouvait déjà au bord de la route, à quelques dizaines de mètres de la station de taxis. Elle est presque toujours là, sorte de barrage impromptu destiné aux habitants de ce village plutôt paisible - contrôle des identités, brimades et humiliations : on veille au bon ordre de l’occupation.
Jihad était seul à l’arrêt de taxis. Apparemment, les soldats l’ont appelé, lui ont demandé d’approcher. Un policier palestinien, Moussa Suleiman, lui aussi du village, était à ce moment-là dans le taxi faisant le service de Bethléem et qui approchait de la station. Suleiman a vu Jihad marchant « normalement, d’une manière nullement suspecte » en direction des soldats. D’après lui, Jihad n’avait rien dans les mains, aucun objet.
Un soldat se tenait près de la portière du conducteur de la jeep et il y avait encore trois autres soldats assis à l’intérieur, raconte Suleiman. Lorsque Jihad est arrivé à la jeep, Suleiman a vu le soldat le saisir par la chemise et l’entraîner de force derrière le véhicule. Suleiman qui était alors à une vingtaine de mètres du Hummer, dit qu’apparemment une dispute avait éclaté entre Jihad et le soldat qui le tenait fermement par sa chemise, une dispute qui a tourné à la rixe. Quelques secondes plus tard, il les a vus tous les deux, Jihad et le soldat, rouler par terre.
A ce moment-là, les trois soldats de la jeep en sont sortis pour venir en aide à leur camarade. Suleiman a entendu deux coups de feu. Les quatre soldats, selon le témoignage de Suleiman, ont commencé à frapper Jihad étendu par terre. Il a vu les soldats frappant Jihad à l’aide de gourdins en bois, avec la crosse de leurs fusils, et Jihad essayant de se protéger la tête avec ses mains. A partir de ce moment-là, Suleiman n’a plus rien vu, parce que le taxi qui roulait lentement est passé à hauteur de la jeep lui cachant ce qui se déroulait derrière elle.
Après s’être éloigné de quelques dizaines de mètres de la scène du lynchage, le taxi a fait marche arrière afin de voir ce qui se passait derrière le Hummer. Suleiman dit que les soldats continuaient à frapper Jihad d’une manière incroyable. Il a vu le gourdin s’abattre au moins deux fois sur la tête de Jihad. « J’ai senti que ces coups-là étaient fatals », dit le policier. Il a vu Jihad étendu par terre. Selon lui, il ne bougeait déjà plus. Suleiman a couru jusqu’à la maison de Jihad, pour alerter son père : « Viens vite, les soldats sont occupés à tabasser ton fils ». Tout agité, le père a demandé à la grand-mère de Jihad de venir elle aussi jusqu’à la station de taxi, « peut-être les soldats allaient-ils avoir pitié d’elle et allaient-ils l’écouter », dit-il à présent. Mais Khalil n’a pas attendu la grand-mère et a couru vers la station de taxi, accompagné de Suleiman.
Quand ils se sont approchés de la scène, les soldats ont pointé leurs fusils vers eux en leur ordonnant de s’en aller. Un autre habitant du village, parlant l’hébreu, est arrivé sur place. Il a tenté d’expliquer aux soldats que Khalil était le père du jeune homme et qu’il voulait simplement savoir ce qui était arrivé à son fils. Le soldat a alors dit : « Dis-lui que son fils est déjà mort ».
Les soldats se sont saisis du père qui venait de perdre son fils et lui ont attaché les mains derrière le dos, le plantant sur la route, le Hummer le séparant du corps de son fils. Quant aux deux autres hommes, ils les ont chassés de là. Entre-temps d’autres forces étaient arrivées ainsi qu’une ambulance militaire. L’équipe médicale a semble-t-il tenté de ranimer Jihad - on voyait encore, cette semaine, de fins tuyaux à usage médical traînant par terre sur le bord de la route.
Après une quarantaine de minutes pendant lesquelles il est resté assis, menotté, en plein soleil, raconte Khalil, un officier de l’Administration civile est arrivé. Il s’appelle Taysir. Il a donné ordre aux soldats de détacher le père et lui a dit que son fils avait été emmené à l’hôpital de Beit Jala, tout proche. Pendant tout le temps où il s’était trouvé sur la route, mains liées, Khalil n’était pas parvenu à voir son fils, la jeep les séparant l’un de l’autre. Il a seulement entrevu sa chemise au moment où les soldats soulevaient Jihad et l’introduisaient dans l’ambulance militaire. Imaginez ce père menotté et son fils agonisant de l’autre côté de la jeep.
L’officier de l’Administration civile a dit à Khalil : « Pourquoi votre fils a-t-il fait ça ? » Le père : « Mon fils était sur le chemin de l’université ». L’officier : « Votre fils a fait des problèmes aux soldats et a brandi un couteau de cuisine ». Khalil : « Mon fils n’est pas sorti de la maison avec un couteau. Montrez-moi ce couteau, je connais les couteaux de notre cuisine ». « Vous voulez voir le couteau ? », a demandé l’officier pour revenir tout de suite sur sa proposition : « La police militaire a déjà emporté le couteau ». Khalil n’a pas vu le couteau.
Taysir a dit à Khalil que Jihad était gravement blessé. « Que lui avez-vous fait ? Vous lui avez tiré une balle dans la tête ? », a demandé le père et l’officier a proposé de ramener le père chez lui. Khalil a alerté son frère et ensemble, ils se sont empressés de prendre la route de l’hôpital de Beit Jala. Ils ont encore été retenus, à l’endroit même où le fils avait été tué. Ils n’ont été libérés et n’ont pu reprendre la route que dix minutes plus tard, quand est intervenu un soldat qui avait vu Khalil à cet endroit, un peu plus tôt.
C’est vers 11h15 que Jihad a été évacué. Peu après, le père arrivait à l’hôpital mais le corps de son fils n’a été amené à Beit Jala qu’aux alentours de 15h (le porte-parole de l’armée : « Afin d’examiner immédiatement les circonstances de la mort, le corps a été retenu par les instances habilitées »). L’officier de l’Administration civile avait dit au père que son fils était « grièvement blessé », mais avant cela déjà, le soldat lui avait dit que Jihad était mort, et il ne restait dès lors dans le cœur de Khalil aucun espoir de revoir son fils vivant. Il raconte tout cela sur un ton fataliste et avec une retenue qui surprennent.
Lorsque le corps est arrivé à l’hôpital, les médecins l’ont examiné. Ils ont établi que Jihad n’avait pas été tué par balles mais battu à mort. Ils ont découvert les trois trous superficiels à la tête ainsi que plusieurs blessures sur les autres parties du corps, surtout à la taille. Le corps a été envoyé à Abou Dis pour autopsie puis transporté pour être inhumé dans le village, accompagné d’une assistance très nombreuse. Plusieurs habitants du village racontent que lorsqu’on a commencé à creuser la tombe, une jeep des garde-frontière est arrivée dans le village et que ses occupants ont crié en arabe, dans le haut-parleur : « Jihad est mort, Allah aura pitié de lui et du c** de votre mère à tous ».
Le porte-parole de l’armée israélienne, cette semaine : « A la date du 26 juillet, au cours d’une opération de patrouille de l’armée à proximité du village de Hirbet a-Dir, à l’est de Bethléem, un Palestinien armé d’un couteau s’est approché de la patrouille et a tenté d’attaquer un des soldats. En réaction, le soldat agressé a ouvert le feu en direction du terroriste, le blessant dans la partie inférieure du corps. Comme le Palestinien continuait à essayer de poignarder le soldat, un autre soldat présent sur les lieux a été contraint d’utiliser un gourdin afin de neutraliser le terroriste. Grièvement blessé, le terroriste palestinien a reçu sur place des soins qui lui ont été prodigués par une équipe de l’armée. Finalement, il a été déclaré mort. »
Quelques cyprès sont plantés dans la pente, au pied de l’endroit où Jihad a été tué. On peut encore voir sur le sol des traces de sang ternies. La station de taxis est déserte. Une jeep Hummer nous observe depuis la colline qui domine la route. Nous montons la pente de la colline, passons devant la jeep blindée dont les occupants, quatre soldats portant des lunettes de soleil foncées pouffent de rire. Sont-ce les soldats qui ont tué Jihad ? Ou sont-ils de la même unité ?
Dans la jolie maison de pierre, avec sa ruche dans la cour et qui domine la station de taxis ainsi que la scène du meurtre, habite un autre témoin visuel, une femme, Nour Harmas, la trentaine. Le jour de l’incident, c’est le grondement du moteur de la jeep qui l’avait réveillée. Nour Harmas raconte qu’elle est allée dans la cuisine afin de préparer le petit-déjeuner de ses filles. Depuis la fenêtre de la cuisine, elle a aperçu le jeune homme attendant à la station de taxis. Puis elle s’est lancée dans les travaux du ménage. Un quart d’heure plus tard, elle a entendu un bruit sourd. Jetant alors un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine, elle a vu que la station était déserte. Jihad ne s’y trouvait plus. Un cyprès cachait l’endroit où stationnait la jeep.
Nour Harmas s’est précipitée dans sa chambre à coucher, a ouvert la porte donnant sur la terrasse d’où elle pouvait voir l’endroit où se trouvait la jeep. « Je l’ai vu, couché par terre, les mains liées derrière le dos. Trois soldats se tenaient autour de lui. L’un d’entre eux lui donnait des coups de pied à la tête. Quand j’ai vu ça, j’ai couru chez les voisins pour appeler à l’aide ». Elle a demandé au cousin de son mari qu’il descende rapidement voir ce qu’ils faisaient à Jihad. Un enquêteur de « B’Tselem », Karim Joubran, nous sort de sa serviette une paire de menottes en plastique blanc, déchirées, qu’il a trouvée sur les lieux de l’incident.
Jihad était-il menotté, aussi, quand les soldats l’ont tué sous leurs coups ? Ou s’agit-il des menottes dont les soldats avaient entravé le père, face au cadavre de son fils ? Mais qu’est-ce que cela pourrait encore changer ?

Sur le même sujet :
 Les soldats israéliens « exécutent » ce qu’ils ont appris à l’école militaire
 Des soldats ont maltraité un jeune Palestinien puis l’ont battu à mort
Du même auteur :
 Bingo dans le village des martyrs
 Elle marchait dans les champs

Gideon Lévy - Ha’aretz, le 10 août 2007
Version anglaise : ’The terrorist was neutralized’
Traduit de l’hébreu par Michel Ghys