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Par Samah Jabr

L’histoire du berger qui n’a pas crié « au loup ! »

Traduit par Alexia Whittome - Source Al Faraby - Aloufok

mercredi 13 décembre 2006

Ceci n’est pas l’une des fables grecques d’Esope encore enseignées aujourd’hui pour leurs vertus moralisatrice ou divertissante.

Mustapha n’est pas le berger qui s’ennuyait tant que, pour s’amuser, il hurlait : « au loup, au loup, il pourchasse les mouton ! » A fin d’appeler au secours les villageois des a l’entour qui accourait pour rien puisqu’il s’agissait d’une fausse alerte.

Dan la fable d’Esope les villageois en vinrent à penser que le garçon mentait pour tromper sa solitude et qu’ils perdaient leur temps en quittant leur lit pour courir à sa rescousse. Et lorsque le berger fit réellement face à un loup, les villageois ne crurent pas à ses appels et il perdit tout son troupeau. L’expression « crier au loup », tirée de la fable, fait allusion au fait de donner constamment l’alerte à propos de menaces inexistantes et sous- entend que l’auteur des appels au secours ne sera pas pris au sérieux en cas de réel danger.

Mustapha est un jeune homme de 18 ans que j’ai interviewé à Hébron dans le cadre d’entretiens cliniques relatifs à ma recherche universitaire sur « La Psychopathologie liée à la guerre en Palestine » et il m’a donné l’autorisation de publier son histoire.

Voici donc le récit des faits tels que Mustapha me les a décrits, malgré le bégaiement prononcé et les graves problèmes d’articulation de la parole dont il souffre depuis l’attaque des colons dont il a été victime il y a 18 mois.

C’était le printemps et Mustapha, dès l’aube et comme à l’habitude, s’est mis en route à travers champs et collines pour aller faire paître ses mouton sur les terres de sa famille à Beit Awwa, à l’est d’Hébron (J’appris plus tard par la mère de Mustapha que ces terres avaient été confisquées par Israël quatre ans auparavant). « Quelque chose de bizarre s’est passé » me dit Mustapha. « Un hélicoptère de l’armée s’est posé juste derrière moi et un groupe de soldats a débarqué. Pendant l’atterrissage, les moutons se sont éparpillés ici et là. J’étais incapable de courir ; mes jambes étaient lourdes et j’avais peur. Peu après, l’hélicoptère a décollé et les soldats ont disparu sans me prêter attention. Mais, avant que je puisse me remettre de ma frayeur, trois colons armés- j’imagine q’ils venaient de la colonie de Negohot- et âgés de 30-35 ans, se sont approchés avec un énorme chien qui s’est rué sur moi et m’a fait tomber tandis que les colons me maîtrisaient et me liaient les mains dans le dos ; je n’avais plus la force de résister et j’étais terrorisé. J’ai alors reçu une volée de coups de pieds et de matraques, et mon dos me faisait horriblement mal. Après quoi l’un d’eux m’a traîné jusqu’à un rocher tout proche sur lequel il a plaqué mon genou pour q’un autre puisse le frapper avec la crosse de son fusil encore et encore. La douleur était atroce et je pleurais comme une femme mais ils ont continué. Et recommencé la même chose avec l’autre genou. Je ne pouvais plus bouger du tout. Ils étaient fatigués et se sont reposés quelques instants- puis sont revenus vers moi. L’un d’eux m’a mis son fusil sur la tempe et dit en arabe : « Je vais te tuer aujourd’hui. Tu es un homme mort ». Ma peur atteint alors son paroxysme. J’ai fermé les yeux et senti quelque chose de chaud qui coulait le long de mon pantalon. Il a fait virevolter son pistolet comme un cow-boy et m’a frappé plusieurs fois sur la tête avec l’envers de son arme. Le sang s’est mis à couler sur mon visage et dans ma bouche et j’ai perdu connaissance. Quand j’ai rouvert les yeux, j’en ai vu deux qui s’éloignaient avec mes moutons. J’étais soulagé et ai pensé que c’était fini. Mais le troisième est revenu vers moi et m’a donné des coups de pieds sur la tête jusqu’à ce que je m’évanouisse a nouveau. A mon réveil, j’avais une drôle de sensation dans ma bouche : mes dents étaient toutes cassées et mon nez très enflé et très douloureux ; comme le reste de mon corps, il était fracturé. Les colons, mes moutons, mes dents, tout avait disparu. J’étais encore vivant mais terrifié à l’idée qu’ils pourraient revenir. J’ai rassemblé ce qui me restait de force et me suis traîné vers un coin à l’ombre et me suis endormi un moment. Je me suis réveillé dans l’après-midi et rampé avec une extrême difficulté jusqu’à ce que l’armée m’a perçoive. Les soldats m’ont emmené dans la colonie de Kyriat Arba’a, m’ont donné les premiers soins, questionné, et m’ont déclaré que je ne devais jamais plus retourner sur les terres de ma famille.
Puis ils m’ont remis à mes frères et j’ai été hospitalisé quelques jours à Alia. »

Depuis cet événement, Mustapha est devenu quelqu’un d’autre. « Je ne reconnais plus mon fils » se plaint sa mère. « Et je ne sais que faire pour qu’il redevienne ce qu’il était. Il n’était pas bon élève, mais c’était un enfant agréable et aimant ; il aimait faire paître les moutons sur les flancs de la colline, dénicher les oiseaux, sortir les animaux, marcher et chanter ; le soir, il était heureux de regarder la télévision et d’être avec sa famille. Mais maintenant, il s’isole dans la maison dont il ne sort plus par peur de voir l’armée et les colons même lorsqu’ils ne sont pas dans le voisinage. Il n’adresse pas la parole à ses frères et sœurs. S’il les entend se disputer, il est terrifié et tombe sur le sol en disant que ses jambes ne le portent plus. Il se réveille toutes les nuits en sueur, en pleurs et très agité, et vient dormir avec moi. Parfois, il perd tout contrôle et menace ses frères avec un couteau sans la moindre raison. Lorsque ceux-ci lui crient dessus, il est pris de panique et s’écroule par terre. »

Mustapha souffre de troubles symptomatiques de stress post traumatique. L’agression des colons lui revient en mémoire le plus souvent par le biais de pensées insidieuses incontrôlables, de cauchemars, et de flashbacks des scènes vécues. « Je revois constamment les colons ; il me disent en arabe : on veut te tuer aujourd’hui ; tu est un homme mort », me confie Mustapha. De toute évidence, ceci induit une violente réaction physique et psychologique qui l’empêche de poursuivre sa vie normalement. Il fuit tout ce qui pourrait lui rappeler le drame à l’extérieur de chez lui, que ce soit l’armée, le Mur, les véhicules militaires, etc. Il se retrouve prisonnier à l’intérieur de sa propre maison alors qu’il adorait le plein air. Il est également fatigué et déprimé, souffre d’insomnie, et constamment sur ses gardes, nerveux, et, malheureusement, ne crois pas qu’on puisse l’aider ! Il vas chez le psychiatre pour faire plaisir à sa famille mais pense que sa thérapie ne vaut pas le prix q’il paie pour se rendre à la clinique en transport en commun. Quand je lui ai demandé : « Comment pensez-vous qu’on puisse vraiment vous aider ? » Il m’a simplement réclamé des analgésiques pour ses genoux et dit que personne ne pouvait rien pour ses autres problèmes.

Mustapha a été durement éprouvé par l’agression et le traumatisme physiques, mais le traumatisme psychologique a réussi à détruire l’idée même qu’il se faisait de la vie et de son sens. Sa vision de lui-même et du monde s’est totalement fragmentée ; et ses perspectives d’avenir et d’existence même en sont très assombries. Sur le plan clinique, et vu la gravité de son cas, Mustapha représente un réel défi pour les personnes qui le traitent en Palestine, et plus encore dans les conditions actuelles d’extrême pauvreté, de violence politique récurrente et des problèmes et épreuves dont souffre le pays.

La fable d’Esope est souvent racontée aux enfants pour dénigrer l’habitude de mentir, la morale étant que lorsque les menteurs disent la vérité, on ne les croit pas.

L’histoire de Mustapha n’est pas un conte pour enfants, même si en Palestine nombre d’entre eux ont vécu la même chose que lui, ou pire encore. C’est un récit pour adultes- pour ceux dans la vie de confort et de sécurité leur fait ignorer totalement la réalité de notre situation. L’adolescent n’a pas hurlé : « au loup » lors de son attaque, car il était certain que ses cris ne pourraient jamais transpercer le Mur de séparation ; et il n’a pas crié depuis car il a perdu tout pouvoir d’expression spontanée.

Mais moi, je crie « au loup » au nom de Mustapha, au nom de Huda- la petite fille témoin du bombardement qui a tué sa famille sur la plage de Gaza- et des nombreux enfants, femmes et hommes de Palestine qui sont quotidiennement attaqués et dévorés par les loups. Je n’ai nullement l’intention d’indiquer quelle est la morale de mon histoire. Tout ce que je veux c’est témoigner et affirmer que les loups, en Palestine, ne relèvent pas de la fiction, mais de la vie terriblement dramatique des habitants de cette terre sous occupation.

Samah Jabr psychiatre palestinienne originaire de Jérusalem