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Par Gadi Algazi, cofondateur de Taayoush

Exploitation religieuse - ou - Le capitalisme israélien puise de nouvelles ressources dans le projet colonial

Source : Al Faraby - Al Oufok

samedi 14 octobre 2006

A Modi’in Illit, la nouvelle économie rencontre la vieille. Parmi les sociétés d’informatique qui y ont ouvert des filiales figure Matrix, l’une des plus grandes firmes israéliennes de services en informatique : elle emploie quelque 2 300 personnes et pèse 500 millions de shekels (89 millions d’euros) à la bourse de Tel-Aviv. Elle est contrôlée par Formula Systems, du groupe Formula, qui vend pour 390,5 millions d’euros par an de produits dans le monde. Pour faire face à la concurrence des programmateurs sous-payés en Inde, elle s’est tournée vers une autre main-d’œuvre bon marché, qui lui fait bénéficier d’importantes subventions de l’Etat (1) : les femmes (ultraorthodoxes) de la colonie, où elle a ouvert un centre de développement qui devrait en employer 500 d’ici à la fin 2006.

C’est ce qu’on appelle « faire de l’offshore dans son propre pays » : à 25 kilomètres de Tel-Aviv, voilà des terres volées, des aides de l’Etat et des ressources publiques, des policiers et des soldats pour sécuriser les investissements et une main-d’œuvre captive et disciplinée. Le capitalisme israélien ne flotte pas dans un univers numérique : c’est dans le projet colonial qu’il puise de nouvelles ressources à mesure qu’il se renforce sur le marché mondial.

Les femmes qui travaillent pour Matrix à Modi’in Illit sont considérées comme efficaces et exceptionnellement productives : « Le travail qu’un assembleur fera ailleurs en une folle semaine, sous la pression et en dormant sur son lieu de travail, les filles ici peuvent facilement l’abattre en trois jours », a déclaré un responsable de la filiale à un journaliste (2). Une débutante touche 3,12 euros de l’heure ; la deuxième année, sa rémunération mensuelle atteint 781 euros - et l’Etat y contribue pour un cinquième (3). Un dirigeant ultraorthodoxe confie à un autre journaliste que sa communauté « a l’habitude de vivre de rien. Alors, quand les gens gagnent un peu, cela représente beaucoup pour eux ». Les porte-parole de la firme reconnaissent d’ailleurs que les salaires versés à ces femmes de Modi’in Illit ne reflètent pas leur productivité ni la valeur de leurs services sur le marché international, mais plutôt « le bas coût de leur vie » - une théorie de la valeur remarquable, qui ne nous est toutefois pas vraiment inconnue...

La filiale de Matrix à Modi’in Illit est strictement casher. Deux rabbins locaux supervisent les lieux. Outre leur intérêt légitime pour le mode de vie des travailleuses et leurs valeurs, ces rabbins jouent un rôle crucial dans cette entreprise capitaliste : les employées « vivent selon un code religieux et professionnel complexe », un code rigoureux (4). « Bien que certaines soient mères de six enfants, l’absentéisme de beaucoup d’entre elles est inférieur à celui d’une mère de deux enfants à Tel-Aviv », affirme à un journaliste un directeur d’Imagestore, une autre firme informatique employant aussi des femmes ultraorthodoxes. « Ces femmes ne posent pas de problèmes. Elles travaillent, un point c’est tout. Pas de pause-café ou cigarette, pas de bavardage au téléphone ni de recherche de forfait-voyage en Turquie. Les pauses servent uniquement à manger ou à allaiter dans une pièce spéciale. Certaines peuvent faire un saut chez elles, allaiter et revenir (5). »
Des journalistes qui visitaient le centre de Matrix ont été frappés par le silence y régnant. Les conversations personnelles sont interdites dans la salle de travail. « S’il y en a une qui parle un peu trop, ou qui surfe sur la Toile, une autre va lui dire : “Eh, c’est du vol !” C’est comme prendre quelque chose qui appartient à la compagnie, raconte Esti, une employée. Nous avons demandé un jour si nous pouvions faire une pause de cinq minutes pour la prière, mais le rabbin nous a répondu que les anciens sages ne faisaient pas de pause et qu’ils disaient le Shema Israël [la prière la plus importante de la journée] tout en travaillant, et nous avons donc reporté la prière après le travail. » Ces règles sont scrupuleusement respectées en l’absence des patrons. « Nous ne faisons pas de choses interdites même quand personne ne nous observe, explique, souriante, une ouvrière, car quelqu’un nous regarde d’en haut (6). »

Ne confondons pas ces représentations idéalisées et la réalité quotidienne. Les travailleuses ultraorthodoxes de chez Matrix ou de firmes similaires trouvent sûrement les moyens de contourner les injonctions des rabbins et le contrôle des ateliers. La remarquable discipline qui semble y régner s’explique aussi par l’absence d’autres emplois à Modi’in Illit - et les femmes n’ont pas de voiture pour aller travailler ailleurs.

Cette colonie a ceci de particulier qu’elle rappelle le « colonialisme interne » qui sévissait en Israël dans les années 1950, quand on installa les nouveaux immigrés, venus pour beaucoup du monde arabe, à la frontière : afin de protéger les territoires acquis pendant la guerre de 1948, mais aussi pour disposer d’une main-d’œuvre à bon marché pour l’industrialisation débutante. Dans les deux cas, l’intégration dans le projet colonial israélien, avec pour fonction de peupler sa (nouvelle) frontière, conditionne l’obtention de droits sociaux fondamentaux.
Il y a un demi-siècle, on considérait les « juifs arabes » comme des travailleurs non qualifiés incompétents, exactement comme ces femmes ultraorthodoxes censées sortir des ténèbres pour découvrir la lumière - c’est-à-dire quitter leur foyer pour entrer dans une entreprise capitaliste moderne. En fait, ces femmes ont un certain niveau d’éducation, et elles gagnaient souvent déjà leur vie en plus de leurs fonctions familiales - car leurs maris sont censés consacrer leur vie à l’étude de la Torah. Le prix payé par les colons contemporains est plus élevé : le « colonialisme de la frontière » renforce les relations de dépendance et de subordination. Ainsi, à Modi’in Illit, si les pauvres constituent les instruments du processus colonisateur, ils en sont aussi les victimes, en dernière analyse.

On entend parfois dire qu’en se modernisant le capitalisme israélien serait en mesure - voire contraint - de renoncer au colonialisme vieux style. L’exemple de Modi’in Illit montre, au contraire, qu’il peut rester colonial dans l’ère du numérique, aller et venir entre les marchés mondiaux et ses propres colonies, entre la défense d’une privatisation débridée et des subventions publiques considérables. Une certitude : il ne s’arrachera pas de lui-même du bourbier colonial et n’exercera pas une pression suffisante sur l’Etat pour que celui-ci s’en extraie. Sauf si le projet colonial israélien devenait un handicap et si la résistance des colonisés et de leurs alliés imposait un changement de cours.

Par Gadi Algazi
Professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv et cofondateur de l’association judéo-arabe Taayoush (Vivre ensemble).