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Gaza descend aux enfers

Le Monde - Article paru dans l’édition du 04.10.06

jeudi 5 octobre 2006

Gaza, Michel Bôle-Richard

Une odeur de guerre civile flotte sur la bande de Gaza. Une nouvelle flambée de violences interpalestiniennes s’est produite au cours du week-end du 1er octobre, causant la mort de huit personnes. Des affrontements très durs entre les forces de sécurité du Fatah, le parti du président Mahmoud Abbas, et celles du Hamas, qui contrôle le gouvernement, ont dégénéré en batailles de rues à l’arme légère. Cette soudaine bouffée de colère entre les deux organisations rivales était un peu retombée lundi. Mais le feu couve toujours.

Cette fois, il a démarré parce que les policiers palestiniens sont descendus dans la rue pour dire leur ras-le-bol de ne plus être payés depuis sept mois. Pourtant, le président de l’Autorité palestinienne et Ismaïl Haniyeh, le premier ministre, avaient tous les deux promis, il y a quinze jours, que les salaires seraient versés pour le ramadan, qui a commencé le 23 septembre. L’argent n’est pas arrivé et, dans l’immédiat, il n’y pas de solution en vue.

En cette période de fête pour tous les musulmans, la situation est devenue intenable. Sami Jaber, 44 ans, policier de son état, n’a jamais vu cela. « J’ai vendu tout ce que je pouvais vendre, même les bijoux de ma femme, et j’ai 7 000 shekels (1 250 euros) de dettes. Nous n’avons eu que des promesses, toujours des promesses. Je ne peux rien acheter pour mes cinq enfants. J’ai honte parce que nous sommes à genoux et impuissants. »

Abou Mohammed, agent des moukhabarat (service des renseignements intérieurs), est, lui aussi, sur le point d’exploser. Il s’en prend au monde entier, aux « Américains qui imposent leur loi, aux Européens qui suivent, aux Israéliens qui se frottent les mains alors que nous nous débattons pour survivre. Notre seule préoccupation est de savoir quand nous allons avoir de l’électricité, de l’eau, de l’essence. Quand les points de passage vont être ouverts. Quand va-t-on avoir de l’argent, des coupons de l’Unwra (Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens) ? Nous sommes devenus des pantins. On est plus bas que terre. La cause palestinienne a été oubliée. »

L’amertume est profonde, la rancoeur immense. Gaza est sinistré. L’animation au marché n’a rien à voir avec une période habituelle de ramadan. Les souks sont à moitié vides, dépeuplés. « D’habitude, ici, on ne peut pas se mouvoir. C’est noir de monde. Aujourd’hui, les gens qui passent n’achètent pas. Ils se promènent et regardent. Il y a vingt ans que je n’ai pas vu un ramadan comme cela », déplore Abou Dibe, marchand de confiseries. Son chiffre d’affaires a baissé de 40 %. Ses rayons sont dégarnis, la marchandise n’arrive plus. L’argent non plus, et les ardoises sont lourdes. « La moitié de mon fonds de commerce est constitué par du crédit », s’inquiète le marchand d’olives. Les prix se sont envolés. Le lait venu d’Egypte est passé de 9 à 15 shekels (de 1,60 euro à 2,70 euros).

Les paysans venus vendre leurs produits repartent dans leur carriole tirée par un âne, pratiquement pleine. Dans une boucherie-restaurant, Abou Sidou raconte, lui aussi, la baisse de 40 % de son chiffre d’affaires. « Nous ne demandons qu’à vivre en paix et à travailler normalement, mais personne ne fait rien pour, à commencer par les Palestiniens eux-mêmes », déplore ce commerçant pour lequel l’instabilité politique et les groupes armés sont les premières causes de ce qu’il appelle « une descente aux enfers ». Quand s’arrêtera-t-elle ?

Pour le moment, il n’y pas d’issue. « Nous sommes perdus. On n’a plus de direction, plus de vision. Nos seules préoccupations sont les besoins quotidiens. Nous sommes totalement isolés et assiégés par les Israéliens qui nous maintiennent sous perfusion afin que l’on ne meure pas », fait froidement remarquer Aymen Chahine, analyste politique et professeur d’université, proche du Fatah.

La bande de Gaza est un tout petit territoire d’une longueur de 40 km sur 10 de large, soit 380 km2. « C’est un pays à 7 shekels, le prix d’une course en taxi collectif pour se rendre du nord au sud », plaisante Aymen Chahine. Sur ce petit bout de terre coincé entre l’Egypte et Israël s’entassent 1,4 million de personnes, l’une des plus fortes concentrations humaines au monde. Depuis que le Hamas, classé comme « organisation terroriste », est arrivé au pouvoir lors des élections du 25 janvier, toute la Palestine est soumise à un boycottage international de la part de l’Union européenne et des Etats-Unis.

Depuis la formation du gouvernement, fin mars, l’aide internationale a cessé et l’étroite bande de terre est devenue, plus que jamais, une prison à ciel ouvert, entièrement coupée du monde puisque les frontières terrestres, maritimes et aériennes sont totalement contrôlées par l’Etat juif qui, en plus, a décidé de ne pas reverser le produit des taxes prélevées sur les Palestiniens à l’Autorité « autonome ». Près de 420 millions de dollars sont dus à ce jour.

Un malheur n’arrivant jamais seul, depuis le 25 juin, date à laquelle un commando d’activistes palestiniens a enlevé le caporal israélien Gilad Shalit à la lisière sud-est de la bande de Gaza, l’Etat juif a mené une multitude d’incursions, de bombardements et d’assassinats « ciblés », causant la mort d’au moins 230 personnes dont, selon le centre des droits de l’homme Al-Mezan, 39 enfants.

L’unique centrale électrique, qui fournit 60 % des besoins en électricité de la bande de Gaza, a été bombardée et détruite le 28 juin. Les 40 % restants sont fournis par Israël, qui continue ainsi d’empocher des revenus et contraint les Palestiniens à une rotation de l’approvisionnement, quartier par quartier, toutes les huit heures.

Les trois points d’entrée et de sortie du territoire sont entièrement contrôlés par Israël. Au nord, le passage d’Erez ne laisse filtrer les voyageurs qu’à travers des corridors de béton et barbelés dignes d’une prison de haute sécurité. Au sud, en dépit de l’accord imposé il y a un an par Condoleezza Rice, la secrétaire d’Etat américaine, Rafah, en direction de l’Egypte, a été pratiquement fermé tous les jours depuis le 25 juin, à part quelques exceptions. Quant à Karni, point de passage réservé aux marchandises et véritable cordon ombilical du territoire, il a été fermé partiellement ou totalement pendant 199 jours, du 15 novembre 2005 au 31 juillet 2006, soit, toujours selon Al-Mezan, plus des trois quarts du temps.

De Karni dépend la survie de la bande de Gaza. A travers ses vingt-sept portes passe l’oxygène qui permet aux Palestiniens de ne pas mourir asphyxiés. Mais les robinets sont entre les mains des Israéliens. « Ils voient tout, commandent tout, et nous, nous exécutons selon leur bon vouloir, sans jamais les voir », explique Hassan Abou Hajar, le directeur du point de passage. Tout se passe de part et d’autre d’un haut mur percé de portes et de guichets surveillés par des caméras. Les camions circulent dans un no man’s land, une zone tampon créée pour éviter les attaques. Alentour, tout a été rasé, les arbres arrachés, les hangars détruits et le terrain nivelé pour voir de loin. Une profonde tranchée a été creusée par crainte d’éventuels tunnels.

Dans le bâtiment de l’administration palestinienne, il n’y a plus ni électricité, ni eau, ni téléphone. Les chars israéliens ont tout ravagé. Hassan Abou Hajar explique que « tous les prétextes sécuritaires sont bons pour fermer », que les exportations sont très difficiles et que des centaines de tonnes de produits agricoles palestiniens ont pourri sur place, alors que les produits israéliens sont avantagés et qu’il est très difficile d’échanger des marchandises avec la Cisjordanie, l’autre partie des territoires. A Karni, l’attente est souvent interminable, ce qui renchérit le coût des produits. John Ging, directeur de l’UNRWA, explique que les seuls frais de retard pour la circulation des conteneurs ont coûté 1 million de dollars à l’ONU, empoché par des sociétés israéliennes.

Alors que les responsables palestiniens avaient rêvé pour Gaza d’un nouvel eldorado après le retrait des colons et des troupes israéliennes pendant l’été 2005, c’est un nouveau cauchemar que vivent les habitants. Aucun des projets brandis à l’époque - création du port, réouverture de l’aéroport, reprise des terres et des serres des colons juifs - n’a été réalisé. L’économie palestinienne a périclité sur tous les fronts - agricole, textile, bâtiment, les trois moteurs d’activité du territoire. Pour l’essentiel, à cause des difficultés d’approvisionnement en matières premières ou en facilités d’exportation. Alors, les usines textiles se sont délocalisées en Egypte et en Jordanie, la construction est soumise à l’arrivée des matériaux et l’agriculture n’a pas survécu au blocus israélien.

Les rentrées d’argent jadis procurées par les 120 000 ouvriers employés en Israël ne sont plus qu’un lointain souvenir, qui date d’avant le début de la deuxième Intifada, fin 2000. Aujourd’hui, plus un seul Gazaoui ne peut travailler en Israël. Les 165 000 fonctionnaires de l’Autorité palestinienne n’ont pas été payés depuis sept mois, sauf quelques milliers de shekels ici et là pour tenir le coup.

La grève, qui a débuté le 2 septembre, continue, même si elle est moins suivie dans l’éducation et la santé. En plein centre de Gaza-Ville, sur la place du Soldat- Inconnu, un groupe de protestataires se rassemble tous les matins. A l’hôpital Shifa, quelques irréductibles continuent leur mouvement, en dépit de l’hostilité du Hamas. Pour Aymen Chahine, il s’agit pratiquement d’une « deuxième Nakbah », une seconde « catastrophe », la première ayant eu lieu en 1948 avec la création d’Israël et l’exode forcé de centaines de milliers de Palestiniens.

Plus d’un million d’entre eux ne survivent que grâce aux dons de l’UNRWA. « Personne ne meurt de faim, dit John Ging, mais les gens sont frustrés, et les frustrations radicalisent. La situation économique tue l’avenir. Il y a 800 000 jeunes de moins de 15 ans qui n’ont que l’expérience de l’enfermement et de l’affrontement. »

Les deux tiers des Palestiniens vivent en dessous du seuil de pauvreté, fixé à 455 dollars par mois pour une famille de quatre adultes et deux enfants. Ce pourcentage a augmenté de 3 % par mois, passant de 50 % en mars, lors de l’entrée en fonctions du gouvernement Hamas, à 65 % en août. La Cnuced (Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement) a averti que le revenu par habitant des Palestiniens risque de tomber à son plus bas niveau depuis vingt-cinq ans. Selon elle, la suspension de l’aide devrait se traduire par la perte de 530 000 emplois potentiels entre 2006 et 2008. La Banque mondiale a aussi lancé un cri d’alarme indiquant que, si la situation persiste, 47 % de la population active sera au chômage en 2008. Le taux de pauvreté atteindra alors 74 %, contre 67 % en 2006.

« Gaza est une prison dont Israël semble avoir jeté les clefs », a déclaré, la semaine passée, John Dugard, rapporteur spécial de l’ONU pour les droits de l’homme dans les territoires occupés. Ce n’est pas tout à fait vrai. Israël se contente de maintenir dans sa dépendance tout le territoire, réglant selon son bon vouloir le goutte-à-goutte. Cette tenue en laisse de toute une population a exacerbé les tensions, non seulement politiques mais aussi sécuritaires. La crise, le manque d’argent ont abouti à une multiplication des agressions, cambriolages, vols de voiture, etc.

De tout temps, Gaza a été considérée comme une poudrière. C’est désormais un arsenal. Le soir, dorénavant, tout le monde sort armé. Chaque groupe, chaque clan, chaque famille a constitué sa milice pour se défendre, le cas échéant. Les altercations aux carrefours routiers, les propos agressifs se multiplient pour des vétilles. Gaza vit sur des charbons ardents. La moindre étincelle peut dégénérer.

« Il y a de plus en plus de désordre social et sécuritaire. Tous les éléments d’une guerre civile sont réunis. De fait, elle a déjà commencé », estime Adnan Al-Hadjar, du centre Al-Mezan. En un an, du 12 septembre 2005 au 12 septembre 2006, il y a eu 181 morts dans des affrontements interpalestiniens et plus de 1 300 blessés. Si la crise continue, les fractures et les oppositions vont croître et le chaos s’installer. « Qui s’en soucie ?, demande Ghazi Hamed, porte-parole du gouvernement du Hamas. La bande de Gaza est bouclée depuis sept mois, et personne ne bouge. »

Les Gazaouis ne comprennent pas pourquoi l’ONU installe des troupes au Liban sud pour éviter un nouvel embrasement, alors que, un peu plus au sud, la communauté internationale semble fermer les yeux sur ce qui se passe, une tragédie oubliée.