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Gideon Levy répond à un soldat israélien (Journal Haaretz 12/2004)

Où mène le « lavage de cerveau »

mercredi 5 janvier 2005

Cher Soldat
par Gideon Levy

A.L., un parachutiste qui sert à Naplouse, m’a écrit à la suite de mon article « Epargnez les petits enfants » (Haaretz Magazine du 3 décembre). L’article décrivait comment des soldats des Forces de Défense Israéliennes avaient tiré sur quatre enfants dans la casbah de Naplouse, tuant trois d’entre eux et blessant le quatrième, âgé de trois ans. Voici sa lettre, dans sa presque intégralité :

« J’ai lu votre article de vendredi dernier, dans votre rubrique régulière de Haaretz, et j’ai pensé que je devais essayer de comprendre vos griefs à l’égard des FDI. Je sers dans la brigade de parachutistes, qui garde actuellement le secteur de Naplouse, surveillant le check point de Hawara et menant quotidiennement un certain nombre d’opérations nocturnes. Il y a quelques mois maintenant que je suis dans ce secteur et je ressens tous les jours en me levant le matin la satisfaction énorme de savoir combien je contribue à la défense des habitants d’Israël, qui comptent sur les soldats des FDI qui se battent dans les territoires pour qu’ils puissent aller travailler sans risque et envoyer sans risque leurs enfants à l’école. C’est pourquoi les soldats sont, plus que jamais, extrêmement motivés, et font preuve d’une grande maturité pour des gamins de 19 ans.

« Comme vous, j’ai des idées de gauche et je soutiens l’évacuation des colonies. Mais dans le contexte actuel d’attaques terroristes, il est impossible d’abandonner ainsi un secteur d’où partent des attaques terroristes contre le territoire israélien. Je ne comprends pas comment vous pouvez écrire que les soldats des FDI tuent délibérément des enfants palestiniens. Pensez-vous vraiment que des soldats ont plaisir à tuer des petits enfants innocents qui errent les rues de la casbah ? Pensez-vous qu’un gamin de 20 ans s’est engagé dans les parachutistes pour tuer des enfants ? Il s’est engagé pour sauvegarder l’Etat, un point c’est tout.

« La situation dans ce secteur difficile coûte un prix qui n’est pas toujours juste. Votre sérieux problème est le fait que vous croyiez chacune de leurs paroles. Si vous participiez à des missions d’arrestation et à des patrouilles des FDI, vous verriez par vous-même comment elles sont effectuées de manière à ne toucher que des terroristes, et comment les secteurs de tir sont définis pour qu’il ne s’y produise pas de "bavures". Croyez-moi, jamais dans sa vie aucun soldat n’a pressé la détente en voyant dans son viseur un gosse de 12 ans, comme lui-même en était un il y a seulement quelques années.

« Si vous étiez là, sur le terrain, et voyiez exactement ce qui s’y produit, vous comprendriez combien ils mentent. Si un garçon de 12 ans jette une charge explosive, la seule chose que les FDI peuvent faire est de l’attaquer et de le neutraliser, pour annihiler ses possibilités d’action dans le futur. Il est clair que des "bavures" se produisent quotidiennement dans les territoires, mais les FDI font tout - croyez-moi, tout - pour empêcher de telles erreurs. Ces enfants ne sont pas innocents. Ils comprennent très bien comment les FDI opèrent ici.

« Je n’irai pas jusqu’au niveau des réponses faites par des officiers, qui disent : dans la guerre il y a toujours des erreurs. Mais dans une action opérationnelle complexe se déroulant au sein d’une population civile, il est très difficile de ne pas toucher des civils innocents, qui évoluent dans l’environnement des terroristes. Je suis prêt à vous promettre que si vous interviewez des centaines de soldats qui servent dans les territoires, ils vous diront qu’ils ne veulent pas atteindre des civils innocents et qu’ils font tout pour empêcher cela, à l’exception de soldats qui servent dans les territoires pour atteindre délibérément des personnes innocentes, par esprit de vengeance. Il n’est pas possible de dire des choses comme cela, parce qu’elles ne sont pas représentatives de l’armée.

« Chaque patrouille qui pénètre dans la casbah ne le fait pas pour y faire ressentir notre présence, mais pour y arrêter des terroristes ou des individus armés recherchés et les liquider, ou pour préparer l’accès aux opérations nocturnes. Les habitants voient ces patrouilles comme l’un des instruments de l’occupation d’Israël et ils tirent sur les soldats ou leur jettent des bombes incendiaires, et les FDI répondent en conséquence. Chaque enfant ici sait très bien que s’il attaque les FDI en jetant des explosifs ou des bombes incendiaires, elles essayeront de l’attraper. Le fait que des enfants soient blessés dans des échanges de tirs de rue avec des terroristes est un problème, mais ceci doit quand même être fait pour liquider les individus recherchés qui essayent quotidiennement d’effectuer des attaques terroristes à partir de Naplouse.

« J’espère que vous clarifierez pour moi votre position sur le sujet, parce que je veux vraiment comprendre comment de tels articles peuvent être écrits dans un journal comme Haaretz, qui existe depuis des décennies, et voudrais que vous me prouviez à quel point je suis dans l’erreur. »

Cher soldat,

Vous ne pouvez pas faire ce que vous faites dans les territoires sans penser à la manière dont vous le faites. Vous ne pouvez pas risquer quotidiennement votre vie, comme vous le faites, si vous n’avez pas un sentiment de « satisfaction énorme ». Vous et vos camarades ne seriez pas capables de faire le travail dont vous avez été chargés, si vous n’étiez pas convaincus que ce que vous faites est par dessus tout essentiel et juste.

C’est précisément parce qu’au moins certains d’entre vous ont des principes, que vous ne seriez pas capable de commettre ce que vous commettez, sans que l’idée vous ait été inculquée que ce qui vous est autorisé leur est interdit à eux. Qu’eux et nous ne sommes pas exactement la même chose. Qu’au nom de la sécurité, vous êtes autorisés à faire presque tout ce qui vous plait, sans aucune limite, y compris celle de ne pas tirer sur des enfants, limite qui a été franchie depuis longtemps.

C’est pourquoi un système sophistiqué d’éducation, d’information, de communication, de lavage de cerveau, de déshumanisation et de diabolisation existe, un système qui amène des générations excellentes de jeunes à commettre des actes effroyables, parce qu’ils ignorent tout simplement ce qu’ils font, même les meilleurs d’entre eux. Ce que le système instille, c’est que nous sommes les seigneurs de la terre et que les Palestiniens sont des peuples inférieurs qui, en aucun cas, n’ont droit à ce à quoi nous avons droit ; que l’occupation est juste, est une situation obligatoire, que le terrorisme a surgi de rien, que les Palestiniens sont nés pour tuer, que les attaques terroristes sont uniquement le fait de leur caractère sanguinaire. Et tout ceci est enveloppé dans des considérations de sécurité qui sont une excuse pour tout, et je dis bien - tout.

Les soldats ont tué 623 enfants et adolescents, et vous voulez me dire que pas un soldat n’a vu un enfant dans son viseur ? La personne qui a tiré sur la fillette à Rafah ne l’a pas vue ? La personne qui a tiré sur les deux jeunes - Amar Banaat et Montasser Hadada - dans la casbah, les tuant tous les deux d’une balle, ne les a pas vus, non plus, ne savait pas ? Et la personne qui a tué l’enfant de 9 ans Khaled Osta, lui faisant un trou énorme dans la poitrine, elle n’a pas remarqué, non plus ? Et la personne qui a lancé un obus sur des bâtiments résidentiels dans Gaza, qui n’a pas vu un enfant dans son viseur, mais savait très bien que des enfants vivaient dans ces bâtiments, comme dans tout bâtiment, mais a néanmoins appuyé sur le bouton pour libérer l’obus ? Et le pilote qui a appuyé sur un bouton et a laissé tomber une bombe sur un quartier fortement peuplé - lui non plus ne savait pas que des enfants feraient partie des victimes ?

Et si un enfant jette une pierre sur une jeep blindée, ou même une bombe incendiaire, et même une charge explosive, mérite-t-il donc de mourir ? Vous écrivez qu’il doit être attaqué afin de maintenir la dissuasion. C’est effrayant. Tuer un enfant pour la dissuasion ? Et quand vous tuez ou blessez des enfants pour la dissuasion, est-ce que c’est vraiment dissuasif ?

Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi ces enfants vous combattent ? Ou les adultes ? Avez-vous jamais considéré la possibilité qu’ils puissent combattre pour une cause juste ? Que peut-être ils veulent être débarrassés, enfin, de votre présence accablante dans leurs vies ? Qu’ils n’ont aucune autre manière de lutter ? Avez-vous jamais essayé de vous mettre à leur place, même pendant un moment ? Que feriez-vous si vous étiez né Palestinien sous cette occupation ? Est-ce que vous avez le courage de dire ce qu’Ehud Barak a dit il y a quelques années, « j’aurais rejoint une organisation terroriste » ? Il ne peut pas y avoir de réponse plus directe, courageuse et vraie que celle-là.

Vous vous battez, avec des moyens énormes, contre des enfants et des adultes qui luttent avec leurs moyens dérisoires pour une cause qui est la plus juste de toutes. Ils combattent l’occupation. Ils n’ont aucune autre manière de la combattre en dehors de la charge explosive et de la bombe incendiaire. Ils combattent l’occupation comme nos parents et les parents de nos parents ont combattu une occupation différente. Pensez-vous jamais à cela ?

L’histoire est remplie de luttes et de guerres comme celle-ci. Des jeunes de votre âge sont envoyés à la mort pour une cause qui leur est décrite comme absolument essentielle, la vie ou la mort, et puis un jour c’est fini, le conflit est résolu paisiblement d’une façon ou d’une autre, comme s’il ne s’était jamais produit, et alors chacun demande : Pourquoi ? Pourquoi tout ça ? Vous, et certainement vos enfants, ne comprendrez pas ce que nous faisions là. Exactement comme les parents des soldats qui sont tombés au Liban demandent aujourd’hui ce que nous faisions là. Pour quoi avons-nous été tués ? Pour quoi sommes-nous tués ?

Qu’avez-vous fait des meilleures années de votre vie dans la casbah de Naplouse, un endroit qui n’est pas à vous, en risquant votre vie et celles des autres ? De quel droit y opprimez-vous la population ? Par quelle autorité avez-vous décidé comment ils doivent vivre, quand ils doivent rester dans leurs maisons et quand ils peuvent sortir, quand ils travailleront et quand ils seront sans travail, quand ils pourront aller dans les hôpitaux et quand ils devront rester souffrir dans leurs maisons ? Qui sommes-nous, quoi qu’il en soit ? Qu’est-ce qui nous donne ce droit ? Sommes-nous autorisés à tout faire, simplement parce que nous avons la force, beaucoup de force ?

Vous et vos amis n’avez aucun droit moral à être là, et certainement pas à faire ce que vous faites à cette population là. Vous n’avez aucun droit moral à emprisonner la population, à entrer dans leurs maisons au milieu de la nuit, à aller de maison en maison en détruisant les murs, à détenir des personnes arbitrairement, à détruire, à abattre, à tyranniser et à infliger des pertes.

Un jour vous comprendrez, sous un autre éclairage, ce que vous faites là, entre Hawara et la casbah, et si vous êtes vraiment une personne de conscience, vous connaîtrez des nuits sans sommeil, beaucoup de nuits et pendant de longues années. Alors vous ne pourrez plus tout excuser au nom de la sécurité, comme vous essayez de le faire aujourd’hui. La vraie sécurité pour les résidants de Tel Aviv ne sera assurée que quand elle sera assurée aussi aux résidants de la casbah, et pas une minute avant. Sécurité, amour-propre et liberté - ils y ont droit, tout comme nous. Alors - c’est ce que je crois - votre « satisfaction énorme » cèdera place à un sentiment profond de culpabilité et une grande honte vous couvrira pour ce que vous avez fait là, parce que ce que vos yeux ont refusé de voir.

Je pense que dans votre cœur, vous savez que le lien entre votre activité, là dans la casbah, et notre sécurité à Tel Aviv, est bien plus relâché que vous ne le décrivez. Vous et vos camarades évitez une attaque terroriste et créez la motivation pour 100 nouvelles attaques, liquidez un individu et produisez trois nouveaux volontaires pour le remplacer. C’en est ainsi des luttes populaires issues du désespoir. Le garçon dont vous avez transformé la maison en champ de bataille en pleine nuit et dont vous avez humilié les parents sous ses yeux n’oubliera jamais, comme vous ne l’oublieriez pas si quelqu’un vous faisait cela, à vous et à votre famille. Les amis d’Amar, de Montasser et de Khaled - les enfants abattus par les soldats - ne pardonneront pas. Ils grandiront avec la haine que nous avons semée. Ils étaient trois enfants sans présent et sans futur. Deux d’entre eux, Amar et Montasser, étaient orphelins de leurs pères. Amar était fils unique. Ils n’ont pas mérité de mourir. C’est vrai, je n’ai pas vu de mes propres yeux ce qui a provoqué leur massacre, mais j’ai vu ce qui est resté après qu’ils aient été tués.

Et vous ? Quels souvenirs en garderez-vous ? Quelles seront les conséquences de ce service militaire sur votre psychologie, votre personnalité ? Que direz-vous à vos enfants ? Que leur père a protégé Tel Aviv de la casbah de Naplouse et a liquidé des personnes presque au hasard, comme vous l’admettez dans votre lettre ("Chaque patrouille qui pénètre dans la casbah ne le fait pas pour y faire ressentir notre présence, mais pour y arrêter des terroristes ou des individus armés recherchés et les liquider") ? Quels enseignements en tirerez-vous quant à l’utilisation de la force, la violence, la liquidation des personnes ? Si c’est permis là, pourquoi pas ici, aussi ?

Quelqu’un à qui on donne, à un si jeune âge, autant de puissance, ne peut pas ne pas être marqué psychologiquement. Après avoir, aux check points, fait attendre des personnes âgées, empêché des malades d’atteindre l’hôpital, arrêté des enfants et des femmes sur le point d’accoucher, vous serez sans cesse hanté par ce souvenir brutal. Même si vous ne les avez pas retardés et avez été le plus humanitaire des soldats, le simple fait qu’ils aient eu à demander votre autorisation pour traverser leurs villes et entrer dans leurs maisons, suffira à laisser des cicatrices en vous. Quel genre de personne serez-vous quand vous rentrerez à la maison après tout ceci ?

Pas une minute je n’imagine que les soldats des FDI se plaisaient à massacrer des enfants. Mais des enfants sont tués. Beaucoup d’enfants, des centaines d’enfants. Et les FDI ne font pas tout ce qu’il faut pour empêcher ce massacre criminel. Ce que les FDI inculquent à leurs soldats, c’est qu’il n’y a aucun choix et que ce n’est pas terrible si un enfant, aussi, est tué. Ce qui compte, c’est notre sécurité.

Le sang de ces enfants implore le ciel. Leur sang est sur nos mains. Leur sang est sur les mains de ceux qui vous ont envoyés à la casbah et il est sur la tête de ceux qui ont tiré et sur la tête de ceux qui marchent armés dans les rues de Naplouse et tyrannisent les habitants, et il est aussi sur la tête de ceux qui restent silencieux. C’est aussi en mon nom que vous êtes là, et donc nous portons tous une responsabilité lourde, trop lourde à supporter. Continuez à faire votre boulot et à nous protéger, vous et moi ; je continuerai à faire ce que je fais.