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« Référendum à haut risque au Royaume-Uni »

« Brexit », David Cameron pris à son propre piège

Mercredi, 3 février 2016 - 8h11 AM

mercredi 3 février 2016

Par Bernard Cassen

Professeur émérite à l’Institut d’études européennes de l’université Paris-VIII, secrétaire général de Mémoire des luttes

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Soutien du patronat, appui embarrassé des travaillistes, concessions probables des partenaires européens : à la veille du référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, tout devrait rassurer le premier ministre britannique, a priori opposé au « Brexit ». Le sentiment antieuropéen gagne pourtant en puissance, menaçant jusqu’au locataire du 10 Downing Street.

« Retenez-moi ou je fais un malheur » : tel est, traduit en langage non diplomatique, le message délivré par M. David Cameron à ses 27 collègues chefs d’Etat ou de gouvernement réunis en Conseil européen le 17 décembre dernier à Bruxelles. S’inscrivant dans la grande tradition des discussions-marathons de ce genre de sommets, le premier ministre britannique avait annoncé qu’il était disposé à se battre « toute la nuit » pour arracher à ses pairs un accord sur une renégociation des conditions d’adhésion de son pays à l’Union européenne. Il avait laissé entendre que, faute d’obtenir satisfaction, il se verrait dans la pénible obligation de recommander à ses concitoyens de se prononcer pour le « Brexit », à savoir la sortie du Royaume-Uni de l’Union.

En fait, la réunion s’est terminée très tôt, à minuit, sans résultat, toute décision étant reportée au Conseil européen suivant, convoqué pour les 17 et 18 février. Bons camarades, et soucieux de lui éviter de perdre la face, les partenaires de M. Cameron s’étaient passé le mot pour le laisser ensuite affirmer devant les médias britanniques, présents en nombre : « La bonne nouvelle, c’est qu’il y a une possibilité d’accord. » On ne saurait être plus vague… mais, une fois de retour au pays, cela permettait toujours de faire un bon titre, à défaut de pouvoir sérieusement crier victoire.

Le premier ministre avait énoncé ses exigences dans une lettre adressée le 10 novembre 2015 à M. Donald Tusk, président (polonais) du Conseil européen. Elles étaient regroupées sous quatre têtes de chapitre : gouvernance économique, compétitivité, souveraineté et immigration. Par « gouvernance économique » M. Cameron entend essentiellement la préservation des intérêts de la City. Il demande que soit inscrit dans les textes que l’euro n’est pas la seule monnaie de l’Union et qu’aucune discrimination ne doit frapper les pays qui ne l’utilisent pas. Le chapitre relatif à la compétitivité vise à déréglementer davantage encore le fonctionnement du marché intérieur, et en particulier, si on lit entre les lignes, le droit du travail. En matière de souveraineté, M. Cameron est très explicite, et il formule trois revendications : supprimer dans les traités toute référence à l’objectif d’une « union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » ; donner aux Parlements nationaux le droit de bloquer toute proposition d’acte législatif communautaire qu’ils jugeraient indésirable ; appliquer strictement le principe de subsidiarité : « L’Europe quand c’est nécessaire, le national quand c’est possible. »

C’est au quatrième chapitre, celui sur l’immigration, que figure, entre autres mesures restrictives souhaitées, l’obligation pour un travailleur venu d’un autre pays de l’Union de justifier de quatre ans de présence et de cotisations au Royaume-Uni avant de pouvoir bénéficier du même traitement que son collègue britannique en matière de prestations liées à l’emploi ou d’obtention d’un logement social. Ce serait s’en prendre au principe de non-discrimination entre ressortissants des Vingt-Huit, qui, selon les traités — et, dans certains cas, au terme d’une période de transition —, ont le droit de s’installer et de travailler dans n’importe lequel des Etats membres. Autrement dit, c’est une des quatre « libertés fondamentales » de l’Union, celle de la circulation des personnes, qui serait menacée.

On peut s’interroger sur le moment choisi par M. Cameron pour mettre sur la table — assorties d’une forme de chantage — des propositions de réforme de l’Union qui n’ont rien de particulièrement nouveau outre-Manche. En réalité, il n’a rien choisi du tout. Il s’est retrouvé prisonnier d’une dynamique et d’un calendrier qu’il avait lui-même enclenchés. Et cela non pas au nom de convictions profondes, mais pour des raisons strictement politiciennes : il s’agissait tout simplement pour lui de gagner les élections législatives de 2015 ! Paniqué par la montée en puissance de l’europhobe Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (United Kingdom Independence Party, UKIP) (1), qui disputait au Parti conservateur une partie de son électorat traditionnel, il avait décidé de lui donner des gages pour le neutraliser. L’objectif : s’assurer un nouveau bail de cinq ans au 10 Downing Street, où, au lendemain des élections de 2010, il avait pris ses quartiers à la tête d’un gouvernement de coalition réunissant conservateurs et libéraux-démocrates.

Dès 2011, il a fait voter une loi imposant la tenue d’un référendum — et non d’un simple vote au Parlement — pour la ratification de tout traité transférant de nouvelles compétences significatives aux institutions européennes. Une mesure de nature à désespérer Bruxelles, où l’idée de donner directement la parole aux peuples suscite des cauchemars… En janvier 2013, M. Cameron est allé plus loin encore en s’engageant, dans l’hypothèse où il serait reconduit dans ses fonctions après les élections législatives à venir, à organiser avant fin 2017 un référendum sur le maintien du Royaume-Uni dans l’Union. Cette consultation se ferait sur la base des résultats de la négociation à entreprendre entre Londres et le Conseil européen. Si le premier ministre estimait avoir été entendu par ses partenaires, il appellerait à voter « oui » à la question : « Le Royaume-Uni doit-il rester membre de l’Union européenne ? ». Dans le cas contraire, il préconiserait le Brexit.

Un euroscepticisme d’intensité variable

En mai 2015, le Parti conservateur, déjouant les pronostics, a remporté les législatives avec une majorité absolue des sièges, et M. Cameron s’est retrouvé avec la patate chaude d’une promesse électorale à tenir. Il s’en serait bien passé dans le contexte européen actuel, dominé par les questions des flux massifs de réfugiés et du djihadisme, qui alimentent la poussée de l’extrême droite dans la plupart des pays de l’Union. Le référendum étant devenu inéluctable, il a considéré que mieux valait l’organiser le plus tôt possible pour éviter que le débat ne dégénère au Royaume-Uni — et d’abord au sein du Parti conservateur — et pour qu’il ne provoque pas de rebondissements imprévisibles dans d’autres pays. En particulier en France, où M. François Hollande, candidat non encore officiellement déclaré à sa réélection en 2017, a tout à perdre de l’irruption du débat européen dans sa campagne. Le souvenir du référendum français du 29 mai 2005, qui avait conduit les socialistes à étaler publiquement leurs divisions, reste cuisant… Le calendrier optimal retenu serait un accord unanime du Conseil européen en février et un vote en juin ou en septembre 2016.

D’intensité variable selon les circonstances, l’euroscepticisme de M. Cameron est culturel et ancré dans l’histoire plutôt que viscéral — contrairement à celui d’un grand nombre de députés conservateurs et de quelques ministres, de la majorité des quotidiens londoniens et surtout de l’UKIP et de son dirigeant Nigel Farage, truculent député européen. Il se situe dans la lignée du célèbre discours, prononcé à Zurich en 1946, dans lequel Winston Churchill recommandait la création d’Etats-Unis d’Europe. Une Europe fédérale, donc, à laquelle le Royaume-Uni apporterait son soutien bienveillant, mais de l’extérieur : « Nous sommes avec vous, mais pas des vôtres. »

En rejoignant la Communauté économique européenne (CEE) en 1973, Londres était revenu sur cette orientation stratégique, sans pour autant renoncer à une singularité qui se manifeste par la recherche permanente de clauses d’exemption (opt-out) aux politiques communautaires ; recherche qui avait commencé, mais sans succès, dès le lendemain de l’adhésion. Aujourd’hui, ce pays n’est ni membre de la zone euro ni partie prenante des accords de Schengen, les deux totems qui font la fierté des européistes. Il a bénéficié en 1984 d’une dérogation au mode de calcul de la contribution financière de chaque Etat membre de la CEE, qui s’est traduite par un substantiel rabais (le fameux « chèque britannique »). Au sein des Vingt-Huit, il est l’un des trois Etats — avec la Croatie et la République tchèque — qui n’ont pas signé le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) de 2012, également appelé « pacte budgétaire européen ».

Sans aller jusqu’à adopter complètement la posture d’un Etat tiers — certains diront offshore (2) — dans leur rapport à la construction européenne, les gouvernements britanniques successifs ont cultivé les situations leur permettant d’avoir un pied dedans et un pied dehors, sauf dans les domaines qui leur tiennent réellement à cœur : en premier lieu, le parachèvement du marché intérieur européen ; ensuite, la libre circulation planétaire des capitaux, des marchandises et des services, soit trois des quatre « libertés fondamentales » de l’Union (on a vu plus haut le peu de cas qui est fait de la quatrième, celle de la circulation des personnes) ; et, enfin, le maintien de la position dominante de la City dans les services financiers, y compris pour les transactions en euros.

M. Cameron entend ainsi faire graver dans le marbre de nouvelles exceptions britanniques aux règles communautaires, voire les étendre à l’ensemble de l’Union. La question est de savoir si sa lettre à M. Tusk peut servir de base à un accord de toutes les parties concernées, tant internes qu’externes. M. Cameron s’engage dans sa partie de poker avec un atout non négligeable : pour des raisons variées, aucun des autres gouvernements de l’Union ne souhaite le Brexit. Mme Angela Merkel, les dirigeants des Pays-Bas, des pays nordiques, des Etats d’Europe centrale et orientale sont même disposés à aller très loin dans les concessions pour maintenir le cap néolibéral dont Londres est un garant de poids. Ils craignent que celui-ci ne soit remis en question par la montée en puissance relative de la France et des autres pays méditerranéens, jugés politiquement peu fiables par leurs partenaires.

Pourtant, même pour des alliés fidèles, il existe des lignes rouges à ne pas franchir. Ainsi, pour l’Allemagne, la priorité absolue est la consolidation, à travers une intégration accrue des pays membres de la zone euro, de cet instrument de domination et de perpétuation des politiques d’austérité qu’est la monnaie unique. Ni Berlin ni Francfort, siège de la Banque centrale européenne (BCE), ne peuvent accepter que ce processus soit entravé par des vetos de Londres, tels que ceux demandés dans le chapitre sur la gouvernance économique. Sur un autre front, les pays de l’Est sont vent debout contre les mesures inscrites dans le chapitre sur l’immigration qui visent directement leurs ressortissants expatriés au Royaume-Uni. Ce point est le plus sensible de tous, en particulier pour la Commission et le Parlement, car, comme on l’a vu, il remet en question une des quatre « libertés fondamentales » du projet européen, au risque de créer un précédent et de permettre la contestation des trois autres. Et voilà que resurgit le spectre du protectionnisme…

Déchirements internes

Pour éviter le Brexit, il semble n’y avoir que deux solutions : soit négocier un nouveau traité, soit, par un instrument juridique approprié (par exemple une déclaration des chefs d’Etat et de gouvernement), adopter des clauses interprétatives des traités actuels sans les modifier. Dans les deux cas, l’unanimité des Vingt-Huit serait requise, mais la seconde solution permettrait de faire l’économie d’une procédure de révision, puis de ratification, à la fois longue et lourde de dangers ; ce dont ni Mme Merkel ni M. Hollande ne veulent entendre parler à la veille des échéances électorales de 2017. Pour rester dans le cadre institutionnel actuel, il faudrait que M. Cameron renonce à ses principales exigences et que, de leur côté, les juristes experts en habillage sémantique de Bruxelles concoctent un document du Conseil européen aux formules ronflantes qui éviterait au premier ministre de se déjuger complètement sans être incompatible avec l’ordre juridique de l’Union. Une voie terriblement étroite…

Dans cette hypothèse, on peut déjà imaginer le déchaînement des partisans du Brexit, comme M. Daniel Hannan, député conservateur au Parlement européen, pour qui M. Cameron a déjà lâché trop de lest dans le contenu de ses revendications, et cela avant même d’entamer la négociation : « Le Royaume-Uni fait semblant d’exiger des changements et l’Union fait semblant de les étudier. (…) C’est une mise en scène (…) permettant à Cameron de dire qu’il a décroché un deal (3). »

Au lieu de s’offrir la promenade de santé qu’il envisageait en 2013, M. Cameron risque de voir son parti se déchirer, et peut-être même son gouvernement : il a accordé par avance la liberté de vote à ses ministres, parmi lesquels on compte une demi-douzaine d’eurosceptiques confirmés. Son éventuel et paradoxal salut ne pourrait venir que des électeurs du Parti travailliste, pour lesquels les éléments de droit social européen, pourtant peu avancés, constituent malgré tout un garde-fou contre la déréglementation sauvage que souhaitent les conservateurs — toutes tendances confondues, cette fois.

M. Cameron avait annoncé qu’il ne briguerait pas un troisième mandat lors des prochaines élections législatives, qui auront lieu au plus tard en mai 2020. Il n’est nullement assuré qu’il puisse rester à la tête de son pays jusqu’à cette date, tant sont redoutables les inconnues d’une situation dans laquelle il s’est lui-même enfermé. Et qui risque de déboucher sur un Brexit que son successeur aurait à gérer

Bernard Cassen