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Tour d’horizon des alliances, solides, bancales ou de circonstance, face à l’Etat islamique

« Face à l’EI, une coalition sous de nombreuses conditions »

Vendredi, 4 décembre 2015 - 16h44

vendredi 4 décembre 2015

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"1. Les piliers

Paris tente de trouver un terrain d’entente avec Moscou, déjà à l’œuvre en Syrie, et Washington, seul capable d’assurer le leadership occidental.

L’enjeu de la tournée diplomatique de François Hollande mardi à Washington et jeudi à Moscou reste celui d’une « grande et unique coalition » contre l’Etat islamique. Cela tient pourtant de la gageure, tant les intérêts de ses potentielles composantes restent différents, voire opposés, comme l’a encore rappelé mardi la destruction d’un chasseur bombardier russe Su-24 par les Turcs (lire page 5), entraînant une forte montée de tension entre la Russie et ce pays pilier du flanc Sud-Est de l’Otan.

Mais après les attentats du 13 novembre, la voix de la France est devenue beaucoup plus audible. « Vladimir Poutine avait lancé l’idée à l’ONU, mais tant qu’il s’agissait de la seule Russie qui soutient Bachar al-Assad, cela ne pouvait pas marcher. Dès lors que François Hollande se met dans une telle perspective, les choses peuvent bouger et cela remet la France dans le jeu », souligne l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine. Il ne sera pas simple de mettre à l’unisson Washington, Moscou et Paris, même avec l’appui de Londres.

Les Etats-Unis : l’allié effacé

La rencontre de mardi entre le président français et son homologue américain est une étape clé. Après les attaques du 13 novembre, Barack Obama avait immédiatement exprimé sa solidarité et son secrétaire d’Etat, John Kerry, s’était aussitôt rendu à Paris. Mais qu’en sera-t-il au-delà des mots et de l’ouverture des données du renseignement américain aux appareils français afin de mieux cibler leurs frappes contre l’Etat islamique ? Depuis l’arrivée du porte-avions Charles-de-Gaulle au large de la Syrie, Paris dispose de 38 appareils sur zone. La France voudrait que les Etats-Unis montrent « plus d’allant » face à l’EI, tant au niveau des frappes que du contrôle des flux financiers. Les deux pays devraient aussi discuter d’un déploiement en Syrie de forces spéciales. Néanmoins, Washington ne souhaite pas s’engager au sol et ne cesse de le répéter, même si l’opinion américaine, longtemps hostile à un nouvel engagement sur le terrain, commence à évoluer, notamment sous le choc des attentats de Paris. Un sondage publié par ABC et le Washington Post montre ainsi que 60% des Américains sont favorables à un engagement majeur. Surtout, Obama est très méfiant quant à une coalition avec une Russie qui a mené ces deux dernières années une politique pour le moins agressive en Ukraine et continue de soutenir le régime syrien. Il a rappelé que Bachar al-Assad devait partir. « Même si je me montrais assez cynique pour dire que ma priorité, c’est l’EI et non l’éviction d’Al-Assad en dépit de ce qu’il a fait à son peuple, les Etats-unis ne seraient pas en mesure d’empêcher ceux qui sont opposés à Al-Assad de se battre », a-t-il déclaré ce week-end.

Les tiédeurs américaines posent une question majeure : celle du leadership dans la future coalition. « On ne peut conduire les forces de la liberté depuis les coulisses », a récemment déclaré l’opposant russe et champion d’échecs Garry Kasparov, très critique de l’effacement relatif de Washington sur la scène internationale. Mais aucun autre leadership effectif n’est possible car seuls les Etats-Unis disposent de la puissance militaire nécessaire. Jusqu’ici, les Américains ont mené 95 % des frappes aussi bien en Syrie qu’en Irak contre l’EI.

La Russie : l’allié isolé

Son intervention en Syrie fin septembre avait remis le Kremlin sur le devant de la scène, rappelant qu’il restait un interlocuteur majeur. Vladimir Poutine n’en restait pas moins isolé comme grand protecteur d’Al-Assad et pilier du camp chiite avec l’Iran. L’initiative française contribue à le remettre un peu plus au centre du jeu. Mais s’il est déjà hors de question d’imaginer un commandement commun, même la coordination sur les objectifs s’annonce difficile. « Il faudrait que les frappes russes se concentrent réellement sur l’EI, ce qui n’est pas le cas », souligne un haut diplomate. Même si Moscou a intensifié ses frappes contre l’EI depuis l’attentat contre un avion de ligne russe au-dessus du Sinaï, celles-ci visent encore et avant tout les formations rebelles proches des Occidentaux. La donne est d’autant plus compliquée que Poutine continue de rappeler haut et fort, comme il l’a fait dimanche à Téhéran lors d’une rencontre avec le guide Khamenei, son opposition « à toute tentative extérieure de dicter les scénarios du règlement politique du conflit syrien ». M.S.

2. Les alliés régionaux

La Turquie, l’Arabie Saoudite et l’Iran se trouvent de facto engagés contre l’Etat islamique. Mais pour des raisons différentes.

Les trois principaux pays de la région impliqués dans le conflit syrien ont des objectifs différents de ceux de Paris et Washington (dans le cas de la Turquie et de l’Arabie Saoudite, pourtant membres de la coalition contre l’Etat islamique), voire diamétralement opposés (comme l’Iran, principal soutien de Damas avec la Russie).

La Turquie : l’allié malaisé

Pilier du flanc sud-est de l’Otan, et deuxième armée de l’Alliance derrière celle des Etats-unis, la Turquie, qui a 900 kilomètres de frontières avec la Syrie, devrait être le principal soutien des Occidentaux dans la guerre contre l’Etat islamique. Ankara n’a pourtant rejoint activement la coalition qu’en juillet, ouvrant sa base d’Incirlik aux missions de bombardements contre l’EI. Recep Tayyip Erdogan, le leader islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002, engagé à fond depuis 2011 dans le soutien à la rébellion anti-Assad - l’Armée syrienne libre mais aussi les groupes jihadistes - n’en continue pas moins à considérer les Kurdes syriens, liés au PKK - les rebelles turcs kurdes en guerre contre Ankara - comme une menace au moins similaire à celle de l’Etat islamique. « Cette position isole de plus en plus la Turquie de ses alliés. Erdogan est sorti renforcé des élections du 1er novembre et c’est le moment de vérité. Il doit changer de politique s’il veut pouvoir à nouveau jouer un rôle dans le dossier syrien », a estimé Ozgür Ünlühisarcikli, directeur du German Marshall Fund en Turquie, en marge d’un séminaire de l’Union européenne à Trabzon.

Les pays du Golfe : l’allié ambigu

L’Arabie Saoudite a deux priorités : la situation au Yémen et la lutte contre l’Iran, surtout depuis l’accord sur le nucléaire qui met fin à l’isolement du régime de Téhéran et va renforcer de façon considérable ses capacités financières, dont Riyad craint qu’elles servent à déstabiliser davantage la région. La lutte contre l’Etat islamique n’est que sa troisième priorité, voire sa quatrième, juste après la chute de Bachar al-Assad, à laquelle les dirigeants saoudiens s’emploient en fournissant armes et argent à nombre de groupes rebelles, aussi bien pro-Occidentaux qu’islamistes. Riyad a cependant pris conscience de la menace que représente l’EI, dont l’un des mots d’ordre est « Rampez jusqu’à Riyad et les lieux saints ». L’organisation jihadiste a déjà frappé à plusieurs reprises le territoire saoudien. En fait, en se proclamant « calife » en juin 2014 à Mossoul, Abou Bakr al-Baghdadi est entré en concurrence directe avec la monarchie saoudienne sur le terrain religieux. S’il partage largement l’orthodoxie sunnite professée par le roi saoudien, il entend renverser celui qu’il qualifie d’« usurpateur » à la solde des « croisés » et des « juifs ».Conscient du danger à sa frontière nord, Riyad a intégré la coalition internationale conduite par les Etats-Unis et participe à des raids contre l’EI. Mais la proximité idéologique entre le régime et les jihadistes rend plus facile l’embrigadement de milliers de jeunes Saoudiens dans les rangs de l’EI. Et elle a ravivé la méfiance de l’administration américaine, apparue après le 11 Septembre, comme l’a montré un discours du vice-président américain, Joe Biden, en octobre 2014, à Harvard, où il a accusé les Saoudiens d’avoir fourni « des centaines de millions de dollars et des millions de tonnes d’armes » au Front al-Nusra (la branche syrienne d’Al-Qaeda) et à Al-Qaeda - il s’était ensuite excusé.

L’Iran : l’allié indirect

L’engagement de Téhéran pour Al-Assad s’est sans cesse amplifié, passant des lignes de crédit à une présence militaire sans cesse plus lourde. Ce n’est pas tant l’EI que l’ensemble de la rébellion, que combat l’Iran. En fait, il y a peu de différences entre les stratégies russe et iranienne, si ce n’est la priorité que Téhéran accorde à la stabilisation de l’Irak. L’axe Moscou-Téhéran, construit dès les années 90 au Caucase, en Afghanistan et en Asie centrale, a deux ennemis déclarés. Le premier est le jihadisme sunnite, incarné aussi bien par les talibans que, aujourd’hui, l’EI. Le second est incarné par la menace née de la volonté néoconservatrice occidentale de démocratiser l’ex-espace soviétique et le Moyen-Orient. La Syrie est à la fois pour Téhéran un enjeu extérieur - il s’agit de permettre l’approvisionnement du Hezbollah en armes - et un enjeu intérieur, car la chute d’Al-Assad affaiblirait les Gardiens de la révolution, qui gèrent le dossier syrien. J.-P. P. et M.S.

3. Les forces sur le terrain

Dans l’hypothèse d’une action au sol, il faudra compter sur des groupes armés aux objectifs diamétralement opposés.

Avec qui la coalition voulue par la France pourrait-elle se liguer sur le sol syrien ? La question est complexe tant les intérêts et les alliances sont contradictoires. D’un côté, la Russie et l’Iran sont alliés au régime de Bachar al-Assad et aux milices chiites du Hezbollah libanais. De l’autre, les Occidentaux, la Turquie et les pays du Golfe misent sur des groupes rebelles sunnites et continuent de demander le départ de Bachar al-Assad.

Les Kurdes : l’allié envisagé

L’alliance avec les Kurdes est la seule qui fasse l’objet d’un quasi-consensus, à l’exception de la Turquie. Les Occidentaux coopèrent déjà avec le Parti de l’union démocratique (PYD) et sa branche armée des Unités de protection du peuple (YPG). A l’automne 2014, l’aviation américaine a lourdement bombardé les jihadistes de l’EI lancés à l’assaut de Kobané, une enclave kurde à la frontière turque. La France avait également largué des armes. Sans ces soutiens, les combattants kurdes auraient été défaits. Au final, l’EI a encaissé à Kobané sa plus lourde défaite, avec des pertes évaluées, selon les sources, entre 1 000 et 2 000 hommes. Les Kurdes se présentent également comme alliés de la Russie. Au nom de la lutte contre l’EI, ils ont officiellement soutenu l’intervention de l’aviation russe à la fin septembre. Quelques jours plus tard, des dirigeants du PYD étaient reçus à Moscou.

Les Kurdes jouissent enfin d’un accord de non-agression avec les troupes du régime de Bachar al-Assad. Des soldats syriens sont toujours présents à Qamishli, principale ville du Rojava, la région kurde du nord de la Syrie. Ils contrôlent l’aéroport de la ville, à l’entrée duquel trône encore une statue d’Hafez al-Assad. Les forces de sécurité syriennes tiennent aussi une partie d’Hassaké (nord-est).

Les relations des Kurdes avec la Turquie sont à l’inverse exécrables. Le PYD est la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui mène une guérilla contre Ankara depuis plus de trente ans. La Turquie rejette catégoriquement l’hypothèse d’une région kurde autonome en Syrie. En octobre, elle a bombardé des positions du YPG après que des combattants kurdes ont franchi l’Euphrate et avancé vers la ville de Jarablous.

Au-delà des objections turques, rien ne dit que la coalition pourra pousser les Kurdes à attaquer Raqqa, le fief syrien de l’EI. « Les Kurdes disent qu’ils sont prêts à lancer une offensive. Mais en réalité, ils ne cessent de la repousser. Il ne faut pas s’attendre à les voir attaquer Raqqa à court terme », affirme un spécialiste de la rébellion syrienne. Le principal obstacle tient à la nature de Raqqa, une ville en grande majorité arabe, qui n’est pas revendiquée par les Kurdes.

Les groupes rebelles syriens : les alliés à sélectionner

Lors des négociations de Vienne, en octobre, la Jordanie a été désignée pour sélectionner, parmi la myriade de groupes armés, ceux qui pouvaient être considérés comme des partenaires potentiels et ceux qui devaient être considérés comme terroristes. La liste sera remise au Conseil de sécurité de l’ONU. Dans la catégorie terroriste figureront sans aucun doute l’EI et le Jabhat al-Nusra, la branche syrienne d’Al-Qaeda. Mais d’autres cas sont plus complexes, tel Ahrar al-Sham, l’un des groupes les plus puissants de la rébellion. Salafiste, Ahrar al-Sham compte d’anciens membres d’Al-Qaeda. Mais il est également nationaliste, focalisé sur sa lutte contre le régime de Bachar al-Assad et l’EI. Ce sont les combattants d’Ahrar al-Sham qui ont mené la coalition rebelle contre l’EI à la fin 2013 dans le nord de la Syrie. Après avoir perdu plusieurs centaines d’hommes, les jihadistes ont reculé pour se replier sur Raqqa. Soutenu par la Turquie et le Qatar, Ahrar al-Sham est en revanche tenu à distance par les Etats-Unis. « Les Américains s’en méfient en raison de la présence d’anciens d’Al-Qaeda. Mais pour autant, ils ne s’opposent pas fermement à ce que la Turquie aide le groupe », explique le spécialiste de la rébellion syrienne.

La Jordanie devra également choisir parmi les groupes issus de l’Armée syrienne libre, opposants de la première heure. Certaines brigades ont des effectifs pour le moins flous, leurs combattants naviguant d’un groupe à l’autre au gré des batailles. D’autres ont en revanche déjà été identifiés comme partenaires par la CIA, qui leur a livré des missiles antichars TOW. La coalition devra convaincre la Russie de cesser de les viser.

Les troupes syriennes et les milices chiites : les alliés contre-nature

Même si l’objectif prioritaire de la coalition est de détruire l’EI, la quasi-totalité de ses membres considère que Bachar al-Assad « ne peut faire partie de la solution », selon la formule française. Même la Russie semble se détacher du sort d’Al-Assad puisqu’elle vient d’accepter le principe d’un plan de transition de dix-huit mois. L’armée syrienne n’a en outre que très peu combattu l’EI ces deux dernières années. En 2014, seules 6% de ses attaques l’ont visé, selon le centre britannique du terrorisme Jane. Quand bien même le régime changerait de stratégie, ni son armée, usée par cinq ans de guerre et de défections, ni les milices chiites, elles aussi épuisées, ne sont en mesure de lancer une offensive contre les fiefs de l’EI. Une telle tentative renforcerait à l’inverse le groupe d’Abou Bakr al-Baghdadi qui pourrait recruter encore plus parmi la population sunnite. Il faudrait en outre que l’armée et les milices gagnent d’abord contre les groupes rebelles, qui tiennent la plupart de leurs positions malgré les bombardements russes."

Marc Semo , Jean-Pierre Perrin , Luc Mathieu