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Source IREMMO

L’Orient incompréhensible

23 avril 2015 - 9h04 AM

jeudi 23 avril 2015

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La sélection de liens de l’iReMMO (14). Evoquer l’ « Orient compliqué » est un passage obligé pour quiconque, journaliste, voyageur, orientaliste, militaire, s’y intéresse, s’y rend et s’y perd. Et c’est peu dire que le conflit au Yémen a renforcé ce sentiment d’une complexité insondable, la région devenant aux yeux de tous un véritable « clusterfuck » (bordel sans nom) pour reprendre la terminologie militaire américaine reprise par David Rothkopf, rédacteur en chef de Foreign Policy.

Qu’observe-t-on face à cela ? la tentation du rire, d’abord ; l’explication trop facile, ensuite.

1. Réflexe salutaire, les Arabes cherchent à en rire.

Le blogueur-architecte-libanais-londonien Karl Sharro, sur son célèbre blog Karl reMarks, a eu la bonne idée de publier un « diagramme interactif » qui résume bien l’écheveau des relations entre acteurs (Etats, sectes, groupes armés, partis politiques…) du Moyen-Orient. Très largement repris sur les réseaux sociaux, il fait rire jaune – jusque dans ses détails et cette fameuse note de bas de page : « La Palestine et Israël n’ont pas été intégrés par souci de simplicité ».

Dans le même registre, l’animateur satirique égyptien Bassem Youssef, icône de la révolution avec son émission Al Bernameg, a récemment participé à une émission du Daily Show aux côtés de Jon Stewart. Le présentateur américain, perplexe lui aussi face à la situation au Moyen-Orient, lui laissait la parole pour faire œuvre de pédagogie (la séance est ici, sous-titrée en anglais). Bassem Youssef y compare la région au « March Madness » (la folie de mars), cette période excitante et folle des finales du championnat universitaire de basket-ball (NCAA) ; avec le graphique ci-dessous (extrait de l’émission), il parle lui de « constant intractable madness » (folie permanente et insoluble) – les Américains se retrouvant évidemment en finale, quoi qu’il arrive.

Ces moqueries sont aussi drôles que désespérantes : elles rappellent le brillant sketch des Inconnus sur Beyrouth, vieux de plus de 20 ans mais qui n’a pas pris une ride.

Mais face à ces synthèses absurdes et loufoques, il faut saluer l’expertise graphique de The Economist. L’hebdomadaire britannique a réussi à produire sur la région un graphique lisible et compréhensible – certains éléments de fond peuvent être contestables, mais au moins l’information est-elle intelligible, ce qui est une gageure.

2. Réflexe attendu, une lecture simpliste du conflit.

Encouragée par la propagande saoudienne, les analyses de la guerre au Yémen ont tôt fait de la résumer à un affrontement Chiites-Sunnites, les Houthis étant une « branche du chiisme » et donc nécessairement affidés à et armés par l’Iran. Et de voir alors réapparaître la menace du « croissant chiite » (Shia Crescent) évoqué par le roi Abdallah de Jordanie en 2004, au moment de l’invasion en Irak, alors qu’il paraissait inévitable que les chiites (majoritaires) prennent le pouvoir dans l’Irak post-Saddam.

Après avoir découvert il y a peu les Yézidis, apparus sur la scène médiatique après les attaques de l’Etat islamique, le public doit donc maintenant se familiariser avec les Houthis, de confession zaydite (une branche du chiisme). La lecture confessionnelle devient alors une solution de facilité, qui gomme les différences et efface les complexités, pour ne retenir qu’un simplisme « conflit chiisme-sunnisme ». Une carte publiée sur le site du Monde a à cet égard été vivement critiquée, critique reprise par Alain Gresh dans un article sur Orient XXI qui met en lumière ces ambiguïtés :

« Les houthistes, nous explique-t-on, sont des chiites et leur progression indisposerait le puissant voisin saoudien. Pourtant, en septembre 1962, quand un coup d’État républicain mit fin à l’imamat millénaire zaydite installé à Sanaa, une longue guerre civile s’ensuivit. Et Riyad appuya, finança, arma les tribus zaydites que l’on qualifie aujourd’hui de « chiites ». Les zaydites sont une branche de l’islam rattachée au chiisme ; contrairement aux chiites iraniens, ils ne reconnaissent que cinq imams et non douze. Longtemps considérés comme « modérés » — dans leurs mosquées, ils prient fréquemment aux côtés des sunnites —, ils ont subi ces dernières années l’influence de Téhéran. Mais, comme le reconnaît Simon Henderson, un analyste appartenant à un think tank américain dépendant du puissant lobby pro-israélien, et peu susceptible de sympathie envers les mollahs : « Nous ne connaissons pas l’ampleur du soutien de l’Iran aux houthistes — et nous ne savons pas si les Iraniens considèrent leur prise de pouvoir comme un objectif stratégique majeur ou une conséquence d’événements fortuits. » »

Juan Cole, historien américain, méfiant également face à une lecture confessionnelle du conflit, estime lui aussi qu’ « il n’y a aucune raison de penser que les succès des Houthis doivent quoi que ce soit à l’Iran », et résume également bien le problème : « Au Yémen, les chiites zaydites, qui représentent environ un tiers de la population, ne ressemblent en rien aux chiites duodécimains iraniens. Ce serait comme considérer que les Ecossais Presbytériens soutiendront toujours les Baptistes du Sud parce que leurs religions sont toutes deux des formes de protestantisme ».

Alors, sur ces sujets compliqués, il ne faut sans doute rien espérer d’une lecture trop rapide et parcellaire des événements et de l’Histoire. Internet est une source riche et inépuisable pour qui veut savoir et dépasser le commentaire journalistique trop rapide. A titre d’exemple, on évoquera, outre les analyses d’Alain Gresh et de Juan Cole déjà citées :
•Un décryptage de Laurent Bonnefoy sur Orient XXI ;
•Une longue et détaillée (et passionnante) analyse historique des relations entre le Yémen et l’Arabie Saoudite, par Brian Whitaker (en anglais) ;
•Une analyse, par le même, des relations entre le Yémén et l’Iran, alors que lui aussi se montre sceptique sur l’ampleur du soutien iranien (en anglais).

Au-delà de ces longs articles, certains chiffres mis en avant par des blogueurs sont assez évocateurs et permettent de prendre un peu de hauteur sur ce qui se lit ; à titre d’exemple :
•Une « coalition de braves », lit-on ? ce sont les riches qui attaquent les pauvres, pour As’ad Abukhalil, comme le montre chiffres à l’appui le blogueur Nidal ;
•Les Iraniens cherchent à contrôler le Moyen-Orient par leur politique expansionniste ? mais quid de l’Arabie-Saoudite, alors ? là encore, le blogueur Nidal remet les choses en perspective.

L’Orient compliqué ? c’est une évidence – qu’il faudrait que certains aient la modestie de reconnaître.

Mounir Corm et Tarek Daher