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Par Paul JORION

LE TEMPS QU’IL FAIT LE 16 JANVIER 2015 – (retranscription)

Lundi, 19 janvier 2015 - 19h56

lundi 19 janvier 2015

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Bonjour, nous sommes le vendredi 16 janvier 2015. Et je crois que c’est la première fois que je me dis que je vais faire cette vidéo mais que je n’arriverai peut-être pas du premier coup à dire ce que j’ai véritablement envie de dire. Et à quoi ça nous renvoie, cette inquiétude ? C’est au fait que, eh bien, nous sommes essentiellement spectateurs de notre propre vie, que notre conscience est quelque chose qui vient après coup, qui vient après la bataille, et qui peut constater, je dirais, ce qui s’est passé. Et dans les cas défavorables, ce qui s’est passé, c’est un champ couvert de morts. Et les nouvelles qui tombent, en ce moment, de Belgique, c’est des choses aussi de cet ordre-là.

Alors, qu’est-ce que nous faisons ? Eh bien, nous constatons après coup, et nous mettons ça en scène comme quelque chose que nous avons décidé d’une manière ou d’une autre. Nous sommes très bons, nous sommes excellents à écrire des romans, des romans où des personnages prennent des décisions, et puis, voilà, font des choses en fonction des intentions qu’ils ont, etc., et ça c’est un mythe que nous avons construit pour nous rassurer sur le fait que la conscience qu’on a, c’est quelque chose qui est « sur le siège du conducteur », comme disent les Anglais, qui est quelque chose qui dirige l’action que nous constatons.

Et ce qui me rend un petit peu inquiet, effectivement, ce sont les vidéos, les quelques vidéos que je viens de regarder, que vous me recommandez souvent de regarder en disant : « Regardez ce que ce personnage a pu dire, c’est très bien ! », etc. Et moi je regarde ça – je vais un peu vous décevoir en le disant – avec une certaine consternation, parce que j’entends surtout et je vois surtout des… je dirais des platitudes énoncées d’un ton solennel. La différence avec ce qu’on entend d’habitude, c’est la solennité, mais le niveau de l’analyse ne me paraît pas extraordinaire. Oui, j’entends beaucoup de parallèles avec des choses qui se sont passées autrefois, entre 1940 et 1945, ou pendant la Révolution française, ou ceci, cela, des tentatives de mettre un peu d’ordre dans ce que nous constatons, alors que, en fait, ce que nous voyons surtout, à mon sens, c’est surtout du désordre. Ce que nous voyons en ce moment, c’est l’irruption du désordre, et ce désordre est, je dirais, général. Dans mon bouquin : Misère de la pensée économique, j’ai attiré l’attention sur trois types de désordres qui découlent de notre absence de maîtrise sur ce qui se passe : le désordre écologique, environnemental, le désordre lié au fait que la complexité d’un monde de plus en plus mécanisé, de l’irruption de l’ordinateur dans notre vie est quelque chose que nous n’arrivons pas à maîtriser, et puis ensuite ce système financier, économique, dont on nous dit qu’il a créé des miracles, qu’il a rendu tout le monde très riche, etc., et qui est essentiellement une machine à concentrer la richesse, hors de contrôle, un bolide sur des rails dont on ne sait pas comment l’arrêter.

Alors, qu’est-ce que nous pouvons faire ? Eh bien, il y a quand même une distinction entre deux types de positions. Il y a quand même la position d’extrême-droite, [celle] des gens comme Hayek, Friedman, etc., en disant : « Surtout, ne pas y toucher, tout ça finira par s’arranger », et puis, je dirais, le courant de gauche ou d’extrême-gauche, la philosophie de type « Keynes », qui consiste à dire : « Nous n’avons peut-être pas le contrôle absolu sur ce qui se passe, mais essayons au moins d’utiliser le contrôle que nous pouvons, sans ossification, sans fossilisation, sans tentative de mettre tout ça dans un cadre bureaucratique qui là, à ce moment-là, dépassera, je dirais, en inadéquation, ce qu’il faudrait faire vraiment.

Alors, qu’est-ce qu’on peut dire, si moi je critique les autres qui essayent de tirer des conclusions de ce qu’on voit ? Il y a un processus, il y a un processus de type physique qui est un mouvement centripète dans nos sociétés, et un mouvement centrifuge. Il y a deux tendances qui sont en train de se combattre, celle qui essaye de ramener vers une certaine unité, et celle qui conduit à l’éclatement.

Et alors voilà, dans ce qui s’est passé dimanche dernier, il y a la tentative, je dirais, centripète, qui consiste à essayer de ramener vers le centre, à dire : « Nous sommes tous ensemble ! », et alors on crée une unanimité, mais une unanimité dont, comment dire, les critiques, ceux qui disent « Je ne suis pas Charlie », peuvent critiquer en disant : « On n’a quand même vu, dans ces rassemblements, qu’un certain type de personnes, des gens qui sont allés à l’école, essentiellement, des gens qui sont blancs, des gens qui, voilà, qui appartiennent à une certaine classe socio-économique. On n’a pas vu, on n’a pas vu tout le monde ».

Et effectivement, effectivement, nous vivons dans des sociétés où les forces centrifuges existent aussi. Nous sommes arrivés à constituer des équilibres au sein de nos sociétés, et ça c’est Michéa qui a attiré l’attention là-dessus, il a raison, sur le fait que nous n’avons pas appris facilement ! Ou, comme disait Nietzsche : « c’est avec le fer rouge qu’on apprend ! » C’est dans nos propres guerres de religion que nous avons appris comment établir une certaine paix entre les religions, que nous avons appris qu’il ne faut plus parler de sacrilège ou de blasphème, parce que ça, c’est le meilleur moyen de massacrer les autres et de donner aux autres l’envie de nous massacrer nous, mais, voilà, il y a un brassage, nous sommes allés envahir d’autres pays, nous avons fait venir chez nous d’autres personnes, et nous ne pouvons pas leur reprocher à eux d’avoir une notion du sacrilège dont nous nous sommes débarrassés il y a quatre siècles, au prix de l’écœurement, parce que nous en avons eu marre de nous massacrer l’un l’autre dans l’horreur comme nous l’avons fait.

Alors, voilà, nous sommes dans un monde où nous constatons après coup ce qui se passe et nous essayons de mettre un peu d’ordre là-dedans, et je ne crois pas que ce soient les grands discours qui puissent vraiment arranger les choses. Quand les gens vont spontanément manifester, tous ensemble, et certains en ont parlé sur mon blog en disant : « J’y suis allé, mais un peu à contrecœur, j’y suis allé pour la fête, pour les enfants, parce qu’il est important qu’ils soient là, dans des choses qui rassemblent, mais en me posant des questions moi-même sur la raison pour laquelle j’étais là. » Ça, je dirais, c’est important. C’est important. C’est important qu’avec le peu que nous puissions faire, avec notre conscience qui arrive après la bataille, que nous fassions quand même le maximum. Et le maximum, c’est d’essayer de vivre ensemble. Parce que nous n’avons pas le choix ! Nous n’avons pas [d’autre] choix que de vivre ensemble, ou alors de ne pas vivre du tout. Mais la compréhension que nous en avons, c’est difficile.

Qu’est-ce qui nous a amenés là ? Je crois qu’il y a une difficulté. Il y a une difficulté essentielle au fait que nous sommes un animal politique, comme disait Aristote, c’est-à-dire que nous vivons, nous vivons ensemble, mais c’est pas sans problèmes. Il n’y a pas, je dirais, il n’y a pas de solution absolue au problème. Si on regarde d’autres espèces qui sont proches de nous : les gorilles, les chimpanzés, ce ne sont pas des sociétés sans histoires, ce ne sont pas des sociétés où il n’y a pas d’injustice, ce ne sont pas des sociétés où tout se passe, je dirais, « comme dans un rêve ». Si, on peut dire que les bonobos sont plus pacifiques que les chimpanzés auxquels ils ressemblent beaucoup. Mais tout ça n’est pas simple. Qu’est-ce qui s’est passé ? Je pense à cette réflexion de Saint-Just, Louis Antoine de Saint-Just, qui est un de mes penseurs préférés, qui dit qu’avec nos institutions, nous nous sommes forcés dans un cadre où nous nous conduisons entre nous, entre groupes d’entre nous, entre groupes humains, nous nous conduisons avec la férocité qu’on ne rencontre dans la nature qu’entre les groupes fondés sur les espèces. Nous sommes arrivés, par un processus de pseudo-domestication, à nous conduire entre nous, les uns vis-à-vis des autres, avec la férocité que le lion a vis-à-vis de la gazelle. Est-ce que c’est un progrès ? Euh, probablement pas, probablement pas. C’est à ça que nous sommes arrivés, et c’est ça, je dirais, le drame dans lequel nous sommes. Nous considérons, nous avons la démocratie, nous sommes très fiers de la démocratie, nous avons raison d’en être fiers, nous avons raison de combattre pour la maintenir, mais cette démocratie elle-même, elle repose sur un principe, un principe qui est douteux, à mon sens, qui est vraiment douteux dans son principe même, qui est celui de la concurrence de tous vis-à-vis des autres. Nous considérons que celui qui gagne a raison d’une certaine manière. Et même si nous ne souscrivons pas, comme c’est le cas des gens qui regardent ici le Blog de Paul Jorion, à cette idéologie qui consiste à dire que le gagnant emporte la mise, et que, si quelqu’un a droit à un bonus de 200 millions d’euros, c’est parce qu’il a un talent qui représente ça, même si nous ne souscrivons pas à ça, nous acceptons le principe de la concurrence de chacun avec tous les autres. Nous acceptons qu’il y ait des notes qui soient données aux enfants dans les écoles, nous acceptons que quand on se présente pour un boulot, il y ait là une sorte de jury qui va décider, oui ou non, si [nous l’obtenons] ou pas. En fonction, en principe, de la compétence, de l’expertise, etc., mais pour des tas d’autres facteurs différents. Nous acceptons que nous sommes dans une société où chacun est en concurrence avec les autres, et que celui qui gagne, d’une certaine manière, il a raison, et que celui qui perd, d’une certaine manière, il a tort. Nous ne tenons pas compte du fait que nous n’avons en réalité aucune maîtrise sur ce qui est en train de se passer. Le principe, ça reste, vae victis, malheur aux vaincus. Nous continuons à vivre, dans cette perspective du « malheur aux vaincus ».

Il faudra un jour triompher sur ça. Malheureusement, le temps presse et est-ce qu’on y arrivera jamais ? Nous pouvons faire mieux que faire confiance à l’autorégulation, nous pouvons prendre des décisions dans la bonne direction, mais est-ce que le problème qu’on nous a… que la création nous a donné – et je ne pense pas à ça dans un sens religieux du tout, mais – le fait que nous soyons là, est-ce que ça veut dire que les problèmes que nous avons en face de nous soient des problèmes solubles ? Nous pouvons faire mieux, dans certaines circonstances. C’est mieux : c’est mieux d’aller tous marcher ensemble, en disant : « Voilà, on va vaincre ce qu’on est en train d’observer. » Est-ce qu’il est possible de le faire d’une manière qui ne soit pas « contre quelqu’un, quelque part » ? Je ne sais pas. La tâche qui nous est donnée au moment où nous naissons, ce n’est pas une tâche facile ! Et surtout, à mon sens, nous ne sommes pas équipés de la manière idéale pour le faire. Ce serait pas mal, si nous avions une conscience qui pouvait prendre les décisions. Ce ne serait pas mal si nous pouvions avoir des intentions, et puis après, les réaliser selon un programme. Ce que les psychologues nous disent maintenant, c’est que notre intention arrive une demi-seconde, et même jusqu’à dix secondes après la décision que nous avons véritablement prise, que notre corps a véritablement prise. Jusqu’à dix secondes de retard !

Alors, nous faisons ce que nous pouvons. Nous sommes épouvantés ou non par les décisions que nous avons prises, et nous essayons de rattraper ça. C’est-à-dire qu’en fait, notre corps prend une décision. Toutes ces humeurs produisent quelque chose ensemble, qui est une sorte de rattrapage, et là encore, après la bataille, nous pouvons dire : « Est-ce que ça s’est bien passé, oui ou non ? » Est-ce que ça veut dire qu’il ne faut rien faire ? Non ! Non. Mais il faut savoir que nous sommes mal équipés, mal équipés, pour essayer de résoudre les problèmes qui nous ont été donnés. Alors, est-ce qu’on peut les ignorer, est-ce qu’on peut baisser les bras ? Bien entendu, non ! Mais, comment dire, il y a là quand même, je dirais, un peu de circonstances atténuantes pour nous. Si on n’arrive pas à faire beaucoup mieux, c’est, d’une certaine manière, parce que les outils nous manquent. Il ne nous ont pas été donnés, pas par quelqu’un ou par quelque chose, mais par ce processus de la vie qui a produit, en aboutissement d’un processus, des gens comme nous, qui faisons ce que nous pouvons.

On dit en américain : « Keep on truckin’ ! » Continuez, continuez à vous battre. C’est ce que nous faisons, mais je ne pense pas que les platitudes solennelles sont la manière d’en sortir. Il faut être, je dirais, plus réaliste que ça.

Voilà. Allez, à bientôt !