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Avec un peu du recul indispensable (ndlr)

Attentats de Paris : l’analyse d’Alain Gresh

Vendredi, 16 janvier 2015 - 9h57 AM

vendredi 16 janvier 2015

Hassina Mechaï

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Alain Gresh, journaliste français spécialiste du Moyen-Orient, directeur adjoint du Monde diplomatique, revient sur les attentats qui ont secoué la France. L’occasion aussi d’une mise en perspective de la politique étrangère française.

Lors de la manifestation de Paris, beaucoup des personnes présentes ont fait état d’un climat de tensions en France depuis quelques années. Comment expliquez-vous ces impressions concordantes ?

Il y a effectivement un climat délétère en France, et cela n’est pas nouveau. Il y a d’abord une islamophobie qui a beaucoup gagné en intensité depuis plusieurs années maintenant et qui vise évidemment les populations musulmanes. Je pense qu’il s’agit là d’une forme de racisme d’autant plus inquiétant qu’il est repris par les forces politiques et par les médias. On peut même le qualifier de racisme d’Etat, même si bien sûr il n’est pas proclamé en tant que tel. Pour la communauté juive française, c’est un peu différent : il n’y a pas d’antisémitisme au sens politique, institutionnel, du terme. Aucune force politique, même le Front National, n’est porteuse d’un discours antisémite comme ça a été le cas dans les années 1930. Tous les sondages d’opinion montrent qu’il y a un recul net de l’antisémitisme, au-dessous de 10%, dans la population française alors qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’antisémitisme était encore majoritaire. Mais il est vrai que les juifs français ont peur et sont les cibles d’actions terroristes, comme l’ont montré l’attaque contre l’épicerie kasher ou celle contre une école juive par Mohamed Merah à Toulouse en mars 2012.

MEE : Comment expliquer la trajectoire des trois terroristes, nés et élevés en France ?

Vous avez raison de souligner que ce sont des Français. Ils sont passés par les écoles ou les prisons de la République et sont devenus les échecs de la République. Ce sont des jeunes gens qui ont cherché une voie au sein de sociétés occidentales, qui non seulement sont séparées de la religion mais n’ont plus de grandes causes à offrir. Ce n’est plus le temps des grands combats, où on était au parti communiste ou à l’extrême gauche et où on soutenait les guérillas d’Amérique latine. Il reste peu de causes crédibles sur le marché des idéaux et la seule qui paraît s’opposer à l’impérialisme est aujourd’hui l’État islamique ou Al-Qaïda. La manière, d’ailleurs, dont on présente ces deux organisations comme des menaces existentielles pour l’Occident les aide à se crédibiliser.

En grossissant la menace d’ISIS, on favorise son attrait. Je pense au contraire que l’État islamique n’est pas une menace existentielle ; il faut bien sûr le combattre, combattre ses racines dans les situations irakiennes et syriennes. Mais il faut faire attention à l’idée entendue ces jours-ci que nous serions dans une Troisième Guerre mondiale, cette fois contre le terrorisme, en oubliant que les guerres mondiales précédentes ont opposé des États et non des concepts. Il y a aussi, partout en France, pas seulement dans la population d’origine maghrébine, une profonde détestation des élites, politiques et journalistiques. Cela influe forcément sur la façon dont sont perçus les événements internationaux. Enfin, il y a une vraie mobilisation de ces jeunes Français issus de l’immigration pour la question de la Palestine. Certains peuvent alors avoir l’impression qu’il y a un double langage occidental sur cette question, ce qui est tout à fait exact.

MEE : La cristallisation du débat politique français autour de la notion de laïcité a-t-elle joué un rôle dans ce climat particulier ?

La notion française de laïcité a pu envenimer les débats en France, ce d’autant plus qu’à mon avis il s’agit là d’une mauvaise lecture de la laïcité. Quand on observe l’Histoire, notamment la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État, on se rend compte que cette loi était assez tolérante. Cela n’a jamais posé problème qu’il y ait des processions religieuses dans la rue, que l’État et les municipalités financent l’entretien des églises, ce n’était pas une laïcité fermée. Or depuis une quinzaine d’années, avec l’émergence de l’islam comme force religieuse, cette laïcité française est devenue beaucoup plus excluante, et elle sert de prétexte à un ostracisme contre les musulmans français. Ainsi, de façon très significative, la laïcité a été récupérée par l’extrême droite alors qu’elle a toujours été traditionnellement une valeur de gauche.

MEE : Quelle lecture politique peut-on faire des manifestations partout en France ce 11 janvier ?

Il y a deux choses qu’il faut séparer. La mobilisation en France de la population, qui a été extrêmement large, sans précédent dans l’histoire française, même si les gens s’y sont rendus pour des raisons extrêmement différentes. Et puis la seconde chose est la manière dont le gouvernement français a utilisé cette manifestation, à la fois sur le plan interne et sur le plan international. De façon externe, le gouvernement français a tenu à faire venir des dirigeants européens pour montrer que l’Europe est solidaire, qu’elle sert à quelque chose au moment même où il y a de très fortes critiques à son encontre. Et puis il y a eu ces invitations à certains chefs d’État ou de gouvernement étrangers, invitations d’autant plus surprenantes que ces dirigeants ne cessent de violer la liberté de la presse. Pour exemple, le ministre des Affaires étrangères égyptien était présent alors qu’en ce moment même en Égypte, en plus des trois journalistes de la chaîne de télévision Al-Jazeera emprisonnés depuis plus d’un an, des dizaines d’autres restent en détention.

MEE : Que penser de la présence de Benjamin Netanyahou ?

La présence du Premier ministre israélien a suscité des questions. Il ne devait pas venir initialement, mais s’est décidé quand il a vu qu’Avigdor Lieberman, son ministre des Affaires étrangères mais aussi rival politique pour les élections dans quelques semaines, avait décidé de faire le déplacement. Il y a eu de la part de Benjamin Netanyahou une volonté d’utiliser ces événements, à la fois pour des raisons intérieures à Israël mais aussi pour affirmer une présence internationale au moment où Israël est assez critiqué. Et il faut bien préciser à propos de la liberté de la presse qu’un article du journal Haaretz faisait remarquer récemment qu’un journal comme Charlie Hebdo n’aurait jamais pu paraître en Israël car on ne peut pas y attaquer de cette manière les religions. Il faut voir aussi le traitement réservé à la presse et aux journalistes palestiniens dont certains sont emprisonnés par Israël. On sait aussi que lors de l’attaque de Gaza en août dernier, de nombreux journalistes palestiniens avaient été tués.

MEE : Que pensez-vous des positions prises par le chef du Hezbollah chiite libanais, Hassan Nasrallah, qui a condamné ces attentats tout en appelant les musulmans à faire front contre les djihadistes ?

Il y a un discours récurent tenu par le Hezbollah libanais mais aussi par l’Iran et la Syrie en direction des Occidentaux pour leur dire qu’ils se trompent d’ennemis et que leur véritable adversaire ce sont les groupes radicaux salafistes. Ce discours signifie « nous avons le même ennemi » et, qu’en fait, il devrait y avoir une alliance contre ces groupes. Ce discours n’est pas nouveau et a commencé au moment où le Hezbollah a été critiqué pour son intervention en Syrie. Il est évident que cela est dû au fait que ISIS [l’État islamique] a une rhétorique anti-chiite extrêmement violente, beaucoup plus qu’Al-Qaïda qui n’avait pas de telles diatribes anti-chiites. Mais c’est aussi une tentative pour le Hezbollah de sortir de son isolement international, sur la question syrienne notamment.

MEE : N’est-ce pas aussi une façon de contester le leadership religieux des monarchies du Golfe sur les musulmans, monarchies qui sont aussi accusées par certains de financer en sous-main le terrorisme islamique ?

Il peut y avoir une discussion autour de la politique des monarchies du Golfe, et l’idée selon laquelle ils financeraient ou aideraient ISIS. Pour moi, ce n’est pas quelque chose de réel, je ne pense pas que cela soit forcément vrai. L’État islamique a très nettement indiqué que ces monarchies étaient aussi des ennemis, on l’a vu récemment avec les attaques en Arabie saoudite contre des postes frontières. Mais il est vrai qu’une partie de la rhétorique religieuse de ces pays peut alimenter ces groupes. Il est vrai aussi qu’il y a eu une mobilisation de ces États, mais aussi de leurs réseaux associatifs et religieux, au début de la révolution syrienne. Le Koweït a joué par exemple un rôle important dans l’aide apportée aux groupes islamistes qui se sont peu à peu radicalisés.

MEE : Dans l’ordre protocolaire de la marche officielle, le président malien Ibrahim Boubacar Keïta a été placé à la droite de Hollande. Y avait-t-il là un message implicite ?

L’attaque contre Charlie Hebdo a plusieurs dimensions. Elle est évidemment une attaque contre la politique étrangère française et les interventions successives dans le Sahel, le Mali, en République centrafricaine, en Libye et en Irak. C’est en Afrique que la France a le poids le plus important, pas en Irak. Faire venir le président du Mali a permis de faire passer le message que le combat contre le terrorisme est le même partout, que c’est un combat international. D’une certaine manière, c’est adopter la rhétorique de la guerre contre le terrorisme qui serait une guerre mondiale, dans laquelle nous ferions face à un ennemi organisé. C’est une rhétorique qui à mon avis est très dangereuse, ne serait-ce que parce que cela fait assez longtemps que cette guerre dure sans beaucoup de résultat.

Il y a toujours plus de terrorisme, toujours plus de chaos en Afrique et au Proche-Orient. C’est donc une façon de réaffirmer cette politique contestable. Cela fait quatre mois que nous sommes intervenus en Irak, le parlement français a voté ce mardi massivement pour la prolongation de cette opération. (Ndlr : environ 800 militaires français sont engagés dans l’opération Chammal « pour assurer un soutien aérien aux forces armées irakiennes dans leur lutte contre ISIS ». Conformément à la Constitution, le parlement doit donner son feu vert pour que cet engagement se poursuive). Il est évident que ces attentats seront utilisés pour obtenir un large appui du parlement à une politique militaire déjà interventionniste.

MEE : Mais ces attentats vont-ils permettre que se posent des questions politiques essentielles ?

Il va y avoir, ces jours prochains, c’est inévitable, des débats fondamentaux pour la société française : la question des lois anti-terroristes qui peuvent être votées, celle des interventions étrangères, le rapport aux citoyens de confession musulmane, tout cela devra et va être débattu en France. Au-delà de la question libyenne, on peut mesurer d’ores et déjà les conséquences négatives de ces interventions étrangères françaises dans la région. Mais il faut faire attention car ces attentats peuvent aussi aboutir à une espèce de réalignement de la politique occidentale.

Après les Printemps arabes, la France avait fait à l’époque un léger retour, en disant en filigrane : « Nous nous sommes trompés, nous avons soutenu des dictatures considérées alors comme un rempart à l’islamisme, mais nous ne le referons pas ». Or, on risque un retour à cette même politique, de soutien à la dictature en Égypte, aux régimes autoritaires en Algérie ou au Maroc. Ces attentats peuvent permettre de nouveau à ces régimes de se présenter comme des protections contre les mouvements islamistes. Il faut vraiment avoir un débat de fond, et se demander si on peut aider aux transformations de ces pays sans les détruire ou les déstabiliser, comme cela s’est vu jusqu’à présent. Au bout du compte, il faut le redire, ce sont les régimes autoritaires qui en dernière instance créent le terrorisme et les groupes les plus radicaux.

MEE : Ces attentats peuvent-ils infléchir la politique étrangère de la France au Proche-Orient ? L’ancien Premier ministre François Fillon vient ainsi de déclarer que l’Iran et la Russie doivent jouer un rôle « dans la solution de la Syrie ».

Les relations internationales et régionales sont très mouvantes et je veux être prudent. Mais il est évident qu’il y a aujourd’hui une impasse en Syrie car aucune des forces en présence, ni le régime ni l’opposition, ne peut totalement imposer sa volonté. Cette opposition au régime, dominée par les groupes les plus radicaux, pousse les pays occidentaux à revoir leur politique dans la crise syrienne. C’est moins le cas de la France, d’ailleurs, que des États-Unis. Des approches différentes sont donc avancées. La France est depuis longtemps plus ouverte que les États-Unis à l’intégration de la Russie dans le jeu régional. Sur l’Iran, la France est en revanche plus réticente car elle a toujours eu un discours très dur sur le programme nucléaire iranien. Mais si les États-Unis et l’Iran arrivent à un accord sur ce programme nucléaire, les alliances en jeu dans la région vont évidemment changer.

MEE : La France est-elle en train de prendre conscience des conséquences de ses interventions extérieures ?

Ce qui est certain est qu’il y avait un vrai refus en France de voir les conséquences possibles de notre politique à l’extérieure. Il est évident que si la France a été visée, c’est aussi en partie à cause de cet interventionnisme, lequel est nettement moins développé chez les Allemands ou même les Britanniques, par exemple. La Grande-Bretagne est certes présente en Irak, mais pas en Afrique. D’ailleurs, c’est constant, la France reproche à ces pays de ne pas s’être associés à son intervention au Mali, en Centrafrique, et estime qu’elle n’a pas à porter seule l’effort militaire dans ce qu’elle appelle la lutte contre le terrorisme. L’ironie de tout cela est que, comme ce fut le cas pour l’Afghanistan, nous prétendons mener des guerres pour empêcher le djihadisme de nous atteindre et nos guerres paradoxalement l’activent.

* Hassina Mechaï est journaliste indépendante, spécialisée sur les questions de l’Afrique et du Moyen-Orient