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Au nom de la « mémoire » et afin de ne pas la ternir (ndlr)

Arrêtons le carnage !,

par Esther Benbassa

mardi 1er août 2006

LE MONDE | 01.08.06 | 13h26 . Mis à jour le 01.08.06 | 13h27

La sale guerre continue, avec ses centaines de civils tués au Liban, sans compter ceux qui perdent la vie en Palestine et dont on parle moins. Des récoltes pourrissent sur les arbres, des centaines de milliers de civils fuient
leurs villages, les routes sont coupées et les infrastructures détruites.

Quant à l’aide humanitaire, elle est bien difficilement acheminée. Et puis, ce dimanche 30 juillet, ce fut le carnage de Cana. La guerre qu’Israël a engagée
pour récupérer deux soldats enlevés et se défendre contre les tirs de roquettes du Hezbollah est devenue aujourd’hui une sale guerre.

A trop vouloir voir dans le Hamas et le Hezbollah des forces maléfiques, plus fanatiques que politiques, l’Occident et Israël, piégés par leurs propres imprécations, n’ont pas pris la mesure du poids réel de ces organisations.

Avec l’appui de l’opinion publique des pays où ils opèrent, ces mouvements se sont transformés en interlocuteurs qui comptent : le Hamas, élu démocratiquement en Palestine ; le Hezbollah fait non seulement partie du gouvernement libanais, mais bénéficie aussi du soutien de pays comme la Syrie et l’Iran, tout en s’insérant dans leur stratégie géopolitique globale.

Regarder les choses en face ne revient pas à apporter son soutien au Hamas ou au Hezbollah ni à oublier ce qu’ils sont. Pour Israël, se battre pour sa sécurité est incontestablement un impératif. Mais s’inscrire dans la logique u combat contre l’"axe du Mal" était une gageure. Ce credo américain, d’inspiration religieuse, a échoué en Irak. Et maintenant il mène Israël, qui s’érige en défenseur de la « civilisation occidentale », dans l’impasse.

La libération des soldats capturés aurait pu être négociée dans le cadre d’un échange de prisonniers. Dans le passé, Ben Gourion, Begin et Sharon l’ont fait. On a sous-estimé la capacité de résistance du Hezbollah. Les populations israélienne, palestinienne et, plus dramatiquement ces dernières semaines, la libanaise payent cette erreur d’appréciation.

Pays d’un peuple qui a connu les horreurs de la seconde guerre mondiale, des déportations, des déplacements de populations, Israël ne peut se permettre de
continuer comme il le fait, au nom de la raison d’Etat. Et nous, juifs de la diaspora, nous n’avons pas le droit de nous taire devant la catastrophe humanitaire qu’engendre cette guerre. Soutenir Israël ne consiste pas à
s’aveugler sur toutes ses erreurs, mais à le critiquer lorsqu’il s’égare.

Nous connaissons le prix de l’indifférence qui a mené notre peuple jusqu’à l’extermination. A nous d’élever la voix et d’exiger l’arrêt de cette escalade. La diaspora aussi a son mot à dire, si du moins Israël continue de
se concevoir lui-même comme le pays de tous les juifs. Les souffrances du passé rendent cette injonction urgente. Israël n’est pas un pays comme un autre. Et en l’occurrence il a encore moins que d’autres le droit de se tromper.

Non seulement excessive, cette guerre n’aboutira en aucun cas à une victoire.

Ses conséquences ne font déjà que renforcer l’emprise du Hezbollah et du Hamas localement. Une aubaine pour l’Iran, revigoré par l’incapacité d’Israël à désarmer le Hezbollah - et ce n’est pas le gouvernement libanais qui sera en
mesure de le faire.

L’Occident risque lui aussi de sortir affaibli de tout cela. Quant à Israël, qui aura détruit un pays sans en finir avec le Hezbollah, il aura des comptes à rendre aux Israéliens, aux Libanais et au monde. Et sa sécurité aura été compromise pour un bon bout de temps.

Nous, juifs de la diaspora, qui aurons également à subir les retombées de cette guerre par une hostilité diffuse mais non moins active, nous ne pouvons porter ce poids. Il est encore temps d’y mettre un terme par un cessez-le-feu immédiat avec échange de prisonniers, avant qu’Israël ne s’enlise durablement et que le nombre des civils tués et blessés n’augmente encore de tous côtés.

Les Etats-Unis n’ont pas su jouer leur rôle et ont tardé à agir, s’imaginant qu’Israël achèverait rapidement « leur » mission sur place. Appelons donc à la
rescousse toutes les nations capables de s’interposer, s’il en est.

Apprenons à dire « ça suffit ». Difficile mission, certes, tant la pression de l’"union sacrée" des juifs de diaspora et d’Israël est puissante. Mais notre propre histoire nous impose d’assumer sans délai notre responsabilité envers nos semblables, quelles que soient leur origine et leur place sur le champ de bataille, pour la plupart désarmés et démunis devant la dynamique meurtrière des uns et des autres. C’est notre devoir de le faire pour qu’une paix s’installe enfin, qui laisse vivre et respirer les Libanais, les Palestiniens et les Israéliens.

Israël se croyait invincible. Désormais, il sait qu’il ne l’est pas. Il est peut-être dommage d’en être arrivé là, à moins que cela ne représente aussi une chance pour avancer vers d’authentiques pourparlers. On ne choisit pas ses ennemis, mais on compose avec eux.

La guerre n’a pas donné ce qu’on en attendait. Par la voie diplomatique, on réussira peut-être à obtenir davantage. Tous les partenaires directs et indirects de cette sale guerre seront appelés demain à réviser leurs positions pour éviter d’embraser la région longtemps encore. Le salut de l’"axe du Bien"
en dépend...

Esther Benbassa est directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études.

Esther Benbassa
Article paru dans l’édition du 02.08.06