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Par Michel Warchawski

Les juifs othodoxes s’opposent à l’Etat d’Israël

Dimanche, 20 avril 2014 - 10h29 AM

dimanche 20 avril 2014

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Mobi­li­sation massive contre le service mili­taire. Rejetant la poli­tique de leur gou­ver­nement et le sio­nisme, les juifs ortho­doxes vivent en marge de la société israé­lienne. Ils refusent de servir dans l’armée israé­lienne et en étaient jusqu’à présent exemptés. Ins­tru­men­ta­lisant la question, une partie de la classe poli­tique tente désormais de le leur imposer. C’était sans compter sur leur mobi­li­sation en Israël et ailleurs, tandis que le pouvoir tente d’étouffer les contes­ta­tions.

Depuis plus d’un demi-​​siècle, l’objectif des diri­geants sio­nistes a été double : la mise en place d’un État juif en Palestine, évi­demment, mais aussi la création d’un « Juif nouveau », libéré une fois pour toutes des traits dia­spo­riques qu’ils abhor­raient : intel­lec­tualité, fai­blesse phy­sique, sou­mission. L’armée était perçue comme l’un des outils les plus impor­tants pour réa­liser cet objectif ; elle était aussi une valeur en soi, ultime expression de la sou­ve­raineté juive et de l’entrée du Juif nouveau dans la modernité.

Deux groupes de citoyens étaient exclus de cette construction : la minorité arabe, consi­dérée comme une erreur de par­cours dans la construction de l’État juif, et les juifs ortho­doxes, réfrac­taires au projet d’intégration dans l’identité nou­velle en for­mation. Ces deux groupes étaient exemptés du service mili­taire, et donc aussi du col­lectif national, l’un comme l’autre ne voulant d’ailleurs pas en faire partie.

Les années 1980 marquent un important tournant : l’identité nationale s’affaiblit au détriment des appar­te­nances com­mu­nau­taires. On y voit l’influence des concep­tions mul­ti­cul­tu­relles anglo-​​saxonnes mais aussi et surtout de l’offensive néo­li­bérale qui accorde une place beaucoup plus grande à l’individu. C’est à ce moment que le « je » a rem­placé le « nous ». Partie inté­grale de ce chan­gement, une cer­taine démi­li­ta­ri­sation des men­ta­lités et une désa­cra­li­sation de l’armée. Ne plus faire son service mili­taire a cessé d’être un tabou et nom­breux sont les jeunes qui trouvent - assez faci­lement d’ailleurs - les com­bines pour y échapper : la majorité des jeunes filles et près d’un tiers des garçons.

Qui sont les « haredim » ?

Si un quart de la popu­lation juive est pra­ti­quante, ceux que l’on appelle souvent les juifs ortho­doxes (haredim en hébreu) et qui repré­sentent moins de 10 % refusent de faire leur service mili­taire. Pour eux, ce refus n’est qu’un aspect parmi d’autres du rejet de l’État comme étant autre chose qu’une structure admi­nis­trative qui ne possède aucune valeur en soi, et, dans le meilleur des cas, pas dif­férent de n’importe quel État sur la planète. Leur « anti­sio­nisme » exprime un refus de sacra­liser l’État d’Israël et de légi­timer un quel­conque lien entre celui-​​ci et la des­tinée du peuple juif. Israël ne sera un « État juif » que lorsque le Messie viendra et que sa gou­ver­nance sera régie par les lois de la Torah. La pré­tention sio­niste et consti­tu­tion­nelle à être un État juif est, pour les ortho­doxes, une forme de blasphème.

La loyauté des juifs ortho­doxes envers l’État et ses lois reste subor­donnée aux déci­sions de leurs rabbins. Certes, seule une minorité mar­ginale refuse de se sou­mettre aux lois de l’État et vit en marge de la société. S’il existe une espèce de modus vivendi entre l’État et les com­mu­nautés ortho­doxes, c’est parce que le fon­dateur d’Israël David Ben Gourion a fait le choix de négocier avec les auto­rités ortho­doxes ce qu’on appelle, jusqu’à aujourd’hui, le statu quo qui régit les rela­tions entre l’État, la religion et les reli­gieux, avec, entre autres, le shabat et les fêtes juives comme jours fériés, le finan­cement du rab­binat et des ins­ti­tu­tions reli­gieuses, ainsi que la recon­nais­sance et le finan­cement, dans le système édu­catif, de cou­rants reli­gieux et orthodoxes.

La dis­pense du service mili­taire pour ceux qui, pour des raisons reli­gieuses, ne veulent pas le faire constitue un élément important du statu quo. L’état-major a d’ailleurs tou­jours vu d’un bon œil cette dis­pense col­lective, jugeant que l’enfermement des juifs ortho­doxes dans leurs tra­di­tions et modes de vie impli­querait, au cas où ils devraient porter l’uniforme, un effort exor­bitant de la part de l’appareil militaire.

La provocation de Yair Lapid

Yair Lapid est une star de la télé­vision. Il y a un an et demi, il décidait de se lancer dans la poli­tique, surfant sur les gigan­tesques mobi­li­sa­tions de l’été 2011 [1] . Son pro­gramme élec­toral se limitait à un slogan : « partage égal du fardeau ». Le « fardeau » en question com­prenait le service mili­taire. En fait, l’appel à ce que tout le monde fasse son service mili­taire n’était là que pour caresser les classes moyennes et non reli­gieuses de Tel-​​Aviv dans le sens du poil. Le véri­table fardeau évoqué par Lapid était d’ordre financier, à savoir les ser­vices publics et les aides sociales aux plus pauvres. Dont, en par­ti­culier, les ortho­doxes qui vivent majo­ri­tai­rement en-​​dessous du seuil de pau­vreté. « Tous des para­sites, ces reli­gieux, avec leur dou­zaines de gosses et qui ne tra­vaillent même pas ! », tel est le message que voulait entendre cette classe moyenne aisée. Elle a donc plé­biscité Yair Lapid et envoyé 19 can­didats de son parti Yesh Atid à la Knesset, faisant d’elle la deuxième force poli­tique au par­lement israélien.

Une fois élu et nommé à la tête du ministère des finances, Lapid s’est trouvé confronté à de gigan­tesques mani­fes­ta­tions contre le service mili­taire. Devant cette oppo­sition massive et com­bative du monde orthodoxe et de ses rabbins à l’idée qu’on leur impose le service mili­taire, la réponse du gou­ver­nement (contre la volonté d’une partie des ministres) a été d’utiliser la force et de sanc­tionner par l’emprisonnement quelques réfrac­taires appelés sous les drapeaux.

C’est évi­demment, de la part de Lapid, ne rien com­prendre à l’adversaire. Ces jeunes sanc­tionnés sont devenus des martyrs qui ren­forcent encore les mobi­li­sa­tions et, acces­soi­rement, mettent Benyamin Néta­nyahou et le Likoud dans une situation délicate à l’avenir, cer­tains des rabbins dont la parole pèse lourd ayant juré que jamais plus ils ne sou­tien­draient le parti contre ses adver­saires de gauche.

Dialogue de sourds

Nous voilà revenus, grâce à Yair Lapid, au début des années 1950 quand, face au dis­cours « laïcard » de Ben Gourion et de la gauche sio­niste, une partie impor­tante du monde reli­gieux se sentait menacée dans son exis­tence même, et se déclarait prête à entrer en résis­tance contre ce qu’elle qua­lifie de shmad, par allusion aux conver­sions forcées subies par cer­taines com­mu­nautés juives dans l’Histoire.

L’ancien premier ministre Levi Eshkol avait, dans les années 1960, réussi à calmer le jeu et à convaincre que la poli­tique de shmad menée par Ben Gourion était enterrée et que les ortho­doxes pour­raient vivre dans le respect de leurs tra­di­tions et en accord avec les com­man­de­ments de leurs rabbins. Et s’il y a eu des moments de tension (autour de la question des autopsies et de l’ouverture de cinémas le samedi à Jéru­salem), ils ont pu être rapi­dement circonscrits.

Près d’un demi-​​siècle plus tard, il a ouvert, avec le service mili­taire, une nou­velle phase de la guerre des cultures. Dans une incom­pré­hension totale de l’adversaire, qui évoque l’incapacité du colo­nia­liste à com­prendre le colonisé, et en refusant de tenter même de l’écouter. Yair Lapid et ses affidés de la bulle occi­dentale qu’est Tel Aviv sont per­suadés que le service mili­taire pourra être, à terme, imposé aux ortho­doxes, que ce soit par le dia­logue ou par l’utilisation de la force. Grave erreur ! Le dia­logue est impos­sible parce que les pré­sup­posés et les sys­tèmes de valeurs ne sont pas les mêmes. L’appel au patrio­tisme, au respect de la loi et des valeurs démo­cra­tiques, à la décision de la majorité, tout cela n’a aucun sens dans les quar­tiers de Mea Shearim ou de Bnei Brak. Seules comptent la loi de la Torah et la décision des rabbins.

Quant aux menaces d’user de la force, elles pro­voquent un éclair de défi dans les yeux des concernés, qui se voient déjà dans les arènes de la Rome occu­pante ou sur les bûchers de l’Espagne de la Recon­quista chré­tienne. Si Yair Lapid n’était pas aussi ignorant de l’histoire juive et de la culture de ses arrière-​​grands-​​parents, si Tel-​​Aviv sortait de son arro­gance colo­niale et occi­dentale, ils com­pren­draient peut-​​être qu’aux yeux de cen­taines de mil­liers de juifs ortho­doxes ils ne sont qu’un épisode éphémère dans ce qu’ils consi­dèrent comme le destin éternel du peuple juif. Comme me le disait un vieil oncle, avec une confiance qui force l’admiration, « on a sur­monté les Romains, l’Inquisition, et même Hitler. Ce n’est cer­tai­nement pas le petit Lapid, dont tout le monde aura oublié le nom après les pro­chaines élec­tions, qui nous forcera au Shmad ».

[1] NDLR. Formée le 14 juillet 2011, une large mobi­li­sation contre la vie chère et pour plus de justice sociale a ras­semblé pendant plu­sieurs mois une partie de la popu­lation israé­lienne, en par­ti­culier sa jeu­nesse. Des tentes ont été ins­tallées dans un premier temps sur le bou­levard Roth­schild de Tel Aviv - d’où l’appellation de « révolte des tentes » - , avant que le mou­vement ne s’étende dans plu­sieurs autres villes.