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Interview d’Alain Gresh - Le Monde Diplomatique

Egypte : la menace d’un retour de l’Etat policier ?

Mercredi, 25 décembre 2013 - 11h32 AM

mercredi 25 décembre 2013

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Trois militants laïcs viennent d’être condamnés au Caire à trois ans de prison. Leur délit : avoir défilé fin novembre contre la nouvelle loi controversée limitant le droit de manifester en Egypte. La condamnation de ces trois figures de l’opposition, co-fondateurs du mouvement du 6 avril, fer de lance de la révolte de 2011, fait craindre un retour à un état policier. Dans le même temps, 450 membres des Frères musulmans ont entamé une grève de la faim en prison pour dénoncer leur détention.

ARTE Journal a interviewé Alain Gresh, directeur adjoint du mensuel Le Monde diplomatique, spécialiste du Proche Orient :

ARTE Journal : Après la condamnation de trois militants laïcs à trois ans de prison, l’armée risque-t-elle de s’en prendre à toute forme d’opposition ?

Alain Gresh : Il faut remonter aux événements du 30 juin et du 3 juillet, qui font l’objet d’un malentendu. On a assisté à un double mouvement : d’un côté le rejet, très fort, par une partie de la population, des Frères musulmans, de leur gestion, de Morsi. Deuxièmement, l’utilisation par l’Etat profond - c’est-à-dire la sécurité d’état, l’armée, etc, et l’ancien régime autour des grandes fortunes et de la plupart des médias - de cette opposition pour se débarrasser des Frères Musulmans. Je pense qu’ils avaient dès le départ un agenda très clair d’un retour en arrière, ils voulaient effacer janvier-février 2011. Pour eux, c’est une espèce de revanche.

Cela dit, même sous Moubarak, il y avait une opposition, le pouvoir en place ne va pas revenir en arrière. Il est sans doute plus difficile aujourd’hui de casser toute forme d’opposition après ce qu’il s’est passé en janvier-février 2011. Mais il y a une volonté de reconquérir le terrain perdu, de réinstaller l’Etat profond, c’est-à-dire un état qui ne peut pas être réformé et qui défend ses privilèges. Il y a l’armée, mais aussi une partie de l’appareil judiciaire... Il faut se rappeler à quel point la presse occidentale a porté aux nues les juges égyptiens en disant qu’ils résistaient aux Frères musulmans. On voit là à quel point ils appliquent les consignes qu’on leur donne en condamnant des gens rapidement et de manière brutale.

Qui tire les ficelles ?

Alain Gresh : Non seulement les militaires, mais aussi les gens qui ont appuyé tout ce mouvement, par exemple les riches hommes d’affaires comme Naguib Sawiris, un des millionnaires liés au clan Moubarak.
Il faut rappeler aussi que sous Morsi, la plupart des médias, les chaînes de télévision, étaient complètement dans l’opposition à Morsi, mais aussi dans une vraie campagne de dénigrement. Elles clamaient par exemple que Morsi était en train de vendre le pays au Hamas, au Qatar. Ces gens-là ont utilisé le refus des Frères musulmans pour arriver à leur renversement mais aussi remettre en cause un certain nombre des acquis de la révolution de 2011-2012.

Le scénario était-il à prévoir ?

Alain Gresh : Bien sûr. Ce qui peut paraître étonnant, c’est la naïveté d’une partie de l’opposition, qui a cru qu’elle pouvait s’allier à l’ancien régime pour renverser Morsi, et que cela n’aurait pas de conséquences. Or, il apparaît très clair que c’est une alliance avec le diable et que c’est le diable qui est en train de l’emporter, si je puis dire.

Peut-on parler d’une dictature militaire qui s’installe aujourd’hui ?

Alain Gresh : Non, je ne pense pas. La question du rôle des militaires dans le pouvoir n’est pas vraiment tranchée. Le régime égyptien a toujours été un régime dans lequel le président était un militaire, mais à part la période Nasser entre 1952 et les années 60, les militaires n’ont jamais été sur le devant de la scène. Cela peut être très risqué pour eux. S’ils se retrouvent au-devant de la scène, ils devront porter la responsabilité de tous les échecs de ce pouvoir qui n’a aucun projet économique et social. Celui-ci vit aujourd’hui de l’aide massive des pays du Golfe, mais n’a aucune capacité de réforme de l’économie égyptienne.

Un référendum sur la Constitution est prévu en janvier. Au vu des récents événements, que peut-on prévoir ?

Alain Gresh : Cette constitution a été un peu améliorée par rapport à celle de 2012. D’autres points sont contestables, notamment la possibilité pour l’armée de nommer le ministre de la Défense pendant 8 ans, ce qui met l’armée à l’abri de tout contrôle de l’état. Mais la constitution n’a pas une grande importance dans la mesure où elle interdit par exemple la torture ; la torture a toujours été une pratique courante en Egypte, quelle que soit la Constitution. Donc ce n’est pas seulement une question de texte, c’est une question d’application. Ce qui sera important pour le pouvoir actuel, c’est le taux de participation. La constitution va sans doute être adoptée, parce qu’il faut savoir qu’en Egypte, aujourd’hui, il y a un unanimisme médiatique tel qu’il n’y en a jamais existé, même sous Moubarak. Il y a une espèce d’hystérie de propagande des médias qui essaient de mobiliser les gens. Pour le gouvernement, c’est une question de légitimité. S’il n’obtient pas un taux de « oui » assez important, cela risque de devenir problématique. Cela dit, l’Etat égyptien a aussi l’habitude de bourrer les urnes... Les seules élections libres qu’il y ait eu en Egypte, c’est après 2011 et jusqu’au coup d’Etat. Les Frères musulmans ont perdu beaucoup de leur influence, mais restent une force importante. On le voit dans leur capacité à mobiliser des manifestants jour après jour dans des conditions difficiles.

Le mouvement du 6-avril a-t-il échoué ?

Alain Gresh : Pas vraiment, mais une illusion s’est créée. La chute de Moubarak et de Ben Ali a été relativement facile. Cependant, c’est le chef de l’Etat qui est tombé avec sa clique, pas vraiment le pouvoir. L’Etat profond, comme on l’appelle en Egypte et en Turquie, reste présent, même s’il a perdu beaucoup de sa légitimité après la révolution. Je ne suis pas sûr qu’il soit capable de se rétablir comme si les événements de janvier-février 2011 n’avaient jamais eu lieu.