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Par Alain Gresh - Le Monde Diplomatique

« Un rapprochement franco-turc peut faire diminuer l’islamophobie »

Mardi, 17 décembre 2013 - 7h27 AM

mardi 17 décembre 2013

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Par Farida Belkacem

Le dernier numéro de la revue Manière de voir était consacré à la Turquie : « Des Ottomans aux islamistes ». (nº 132, décembre 2013 - janvier 2014) et coordonné par Alain Gresh. Zaman France est allé à sa rencontre.

C’est le premier numéro de Manière de voir consacré à la Turquie. Qu’est-ce qui a motivé cette publication ?

Notre volonté c’est de montrer que l’Empire ottoman, qui est un peu sorti de la mémoire européenne, a été une grande puissance en Europe. Et que pendant deux à trois siècles, il a même été la grande puissance en Europe. Aujourd’hui, on constate un rôle plus important de la Turquie sur la scène mondiale. Mais il faut rappeler que cette politique est fondée sur une tradition qui n’a pas émergé de rien. Si on prend d’autres pays, comme le Brésil par exemple, cette tradition n’existe pas. A une époque où on connait en Europe une hostilité assez grande envers l’islam, il faut rappeler qu’il y a eu une grande puissance européenne qui était aussi musulmane.

Dans le destin historique de la Turquie, qu’est-ce qui domine : rupture ou continuité ?

Le passage de l’Empire à l’État nation, comme pour tous les Empires qui ont été démantelés, a été une rupture majeure. Mais en même temps, il y a cette volonté de la Turquie de renouer avec ce passé par rapport à une période de rupture kémaliste avec l’écriture et l’histoire et où on avait plutôt tendance à le négliger. Par exemple, j’ai été très surpris par le feuilleton télévisé Soliman le Magnifique.

Longtemps, se moderniser a été synonyme de s’occidentaliser pour la Turquie. Est-ce encore le cas ?

Non, le monde dans lequel nous vivons depuis une quinzaine d’années nous montre qu’il y a des processus de modernisation qui ne sont pas la copie du modèle européen : le Brésil, l’Inde, la Chine, par exemple, même si on peut être critique du point de vue des libertés démocratiques. Les pays acceptent mieux qu’il y a bien sûr des principes politiques et économiques, mais que, en même temps, chaque pays est le produit d’une histoire et de traditions culturelles et religieuses. Ce n’est pas en coupant toutes ses racines avec l’histoire qu’on peut se moderniser. Paradoxalement, c’est peut être quand on accepte sa propre histoire qu’on est capable de se moderniser.

Qu’est-ce qui rend le nationalisme turc si vivace ?

A une époque où les idéologies qui ont marqué le 20e siècle sont très nettement en recul, le nationalisme revient en force partout. Il n’est pas nécessairement négatif. Il peut l’être et se rapprocher de l’extrême droite, mais pas forcément. Quand je vais en Turquie, je suis frappé par un nationalisme exacerbé par certains aspects et lié à l’histoire de la Première guerre mondiale, au sentiment d’avoir été dépecé et que le pays a failli disparaître. Ce qui est la réalité puisque les traités prévoyaient pratiquement la non-existence de la Turquie. Un sentiment qui a d’autant mieux survécu que les gouvernements ont joué de cette carte ultra-nationaliste pendant très longtemps comme moyen de légitimer leur pouvoir.

Vu de France, on a l’impression que la Turquie est partagée entre deux camps, islamiste et laïc...

La Turquie a construit un modèle de conciliation d’histoire islamique avec les courants laïcs. Ils font tous deux partie de la société turque là où en Égypte, par exemple, un courant veut éliminer l’autre. C’est très négatif, c’est une manière de nier le pluralisme de la société. On ne peut même pas dire que la Turquie est divisée en deux camps puisque, dans les premières années de l’AKP au pouvoir, des intellectuels de gauche ont soutenu ses actions d’ouverture parmi lesquelles le fait d’écarter l’armée. On n’est pas dans un schéma de société coupée en deux, mais dans un pays avec des traditions plurielles.

En termes de reconnaissance du pluralisme, malgré les épisodes récents de Gezi, la Turquie est quand même en avance par rapport à d’autres pays du Proche-Orient. En France, on a souvent des difficultés à percevoir cela mais ça n’a rien a voir avec la Turquie. Pour moi, c’est dû tout simplement à une islamophobie qui domine encore dans les médias. Une vision simplificatrice qui a du mal à comprendre par exemple qu’en Turquie, nombre de cadres du parti de la gauche laïque font l’éloge de l’armée, alors qu’en France aucun laïque n’y songerait !

Quel jugement portez-vous sur la Turquie ?

La Turquie vit une crise importante avec les développements des printemps arabes, en Syrie et en Egypte. Ce qui semblait une opportunité incroyable pour la Turquie s’est avéré plus compliqué. Le pays traverse des difficultés en interne aussi, avec un modèle aujourd’hui en question. L’AKP a réussi son pari économique, mais de nouveaux défis économiques et sociaux se profilent, notamment en termes de libertés. Un nombre incroyable de journalistes sont actuellement en prison. Un certain nombre de choses restent donc à faire bouger, mais comme dans d’autres sociétés.

Le président Hollande se rendra bientôt en Turquie... Qu’attendre de la normalisation de la relation entre Paris et Ankara ?

Il y a eu une période qui a été très difficile sous Sarkozy. Aujourd’hui, sans qu’on puisse imaginer un changement de politique de la France, avec par exemple une acceptation ouverte de l’adhésion turque à l’UE, on peut attendre des gestes d’ouverture dans les négociations économiques et politiques. Tout le monde sait que l’adhésion n’est ni pour demain ni dans cinq ans.

Simplement, il faut aller de l’avant pour que cette perspective de l’adhésion reste réelle en Turquie et que ce pays ne se détourne pas de l’Europe. Car la volonté de rejoindre l’Europe demeure, au niveau populaire, mais aussi au niveau du gouvernement. Même si de temps en temps, Ankara fait remarquer que si l’on ne veut pas d’elle, elle ira voir ailleurs. L’UE est l’un des principaux partenaires économiques de la Turquie, ça ne va pas disparaître.

Quant à la France, elle peut attendre de cette visite des bénéfices économiques. Un rapprochement pourrait aussi permettre aux deux pays qui partagent certains points de vue d’agir en commun dans la région. Enfin, cela peut contribuer, et c’est ce que j’espère en tout cas, à faire diminuer l’islamophobie qui existe en France, en montrant qu’on peut être un Etat démocratique, qui mène des politiques qui sont conformes aux nôtres et dont la population est à majorité musulmane.