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Nouveau printemps par la dérision ? (ndlr)

Égypte : Bassem Youssef, l’homme qui ne fait pas rire Mohamed Morsi

Vendredi, 19 avril 2013 - 16h42 AM

vendredi 19 avril 2013

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Il est treize heures ce mercredi rue Talaat Harb, dans le centre-ville du Caire. Devant les studios d’El Barnameg, l’émission la plus regardée d’Égypte, la journée commence. L’équipe arrive au compte-gouttes : assistants, producteurs, acteurs, auteurs. L’un d’eux arrive avec une cargaison de chapeaux mexicains et de ponchos, déclenchant l’hilarité sur son passage. Baskets en toile, tee-shirts fluo, iPad mini en main, ils avalent un café dans les canapés en plein air avant de disparaître à l’intérieur.

El Barnameg (littéralement, « Le programme ») connaît un succès exponentiel depuis que sa figure de proue, Bassem Youssef, a déménagé des locaux d’ON TV - la chaîne révolutionnaire qui lui avait initialement offert une case dans sa programmation - pour s’installer sur CBC, la grosse machine du Paf égyptien. C’est seulement le vingt-troisième épisode de la première saison et déjà, au Caire et dans le reste de l’Égypte, les cafés se remplissent à heure fixe chaque vendredi soir, jour de la diffusion du programme. « Les gens regardent El Barnameg comme ils regardent un match de foot ! » s’étonnera Bassem Youssef lors de notre entretien. « On reçoit des messages de spectateurs d’un peu partout en Égypte : Assiout, Suez, Assouan... ».

Ce mercredi, Youssef ignore encore qu’il figure dans le classement annuel des 100 personnalités les plus influentes de la planète publié le lendemain par le Time Magazine. L’article que lui consacre le magazine américain est signé Jon Stewart, le célébrissime animateur du Daily Show aux États-Unis. « Bassem Youssef fait le même travail que moi, écrit-il. La seule différence, c’est qu’il pratique la satire dans un pays qui expérimente encore les limites d’une liberté chèrement gagnée, où ceux qui élèvent la voix contre les puissants ont encore beaucoup à craindre. »

Influent Bassem Youssef ? Les chiffres d’audience parlent d’eux-mêmes : 30 millions de spectateurs en moyenne suivent Bassem Youssef devant leur télé ou sur YouTube. Pour un pays de 85 millions de personnes, c’est du jamais-vu. Et encore ces statistiques datent d’avant ses démêlés avec la justice. Le dimanche 31 mars, l’animateur, accusé d’insultes à l’islam et au président Morsi, a été entendu par un juge pendant cinq heures : « On a regardé des vidéos de l’émission ensemble et j’ai dû expliquer chaque blague », a-t-il commenté à sa sortie. Depuis, le présentateur le plus populaire d’Égypte a fait de nouveaux émules. Si le but est de le faire taire, c’est raté : « Comme notre public ne cesse de s’élargir, on met la barre un peu plus haut à chaque fois, explique-t-il. Les gens n’attendent plus simplement une bonne émission de notre part, mais une performance encore plus drôle et incisive que la précédente. »

16 heures. Bassem Youssef, coincé dans les embouteillages, arrive enfin dans les studios précédé de six gardes du corps. « Il ne peut plus faire un pas dans la rue sans être assailli par cent personnes », commente Chadi, coauteur de l’émission depuis ses débuts. « Nous, on n’a pas de problème avec la justice et on marche incognito dans la rue. On est du bon côté de la célébrité ! »

Sur la porte en verre du bureau du maestro, un panneau précise : « All the single ladies, Bassem is here ! » Mais derrière la porte, c’est un homme fatigué et grave qui reçoit. Il s’excuse quatre fois de son retard. Il reste surtout prudent, superstitieux presque, quand il parle d’El Barnameg. « Chaque nouvel épisode est une bénédiction. » "On commence tout juste, on verra où on en est dans trois ans." « S’il nous arrive un jour de déraper, il faudra prendre nos responsabilités et savoir en répondre. »

L’homme qui fait s’esclaffer l’Égypte insiste sur la dimension collective de son travail. « Comme vous pouvez le voir ici, dit-il en désignant l’open space où s’active une trentaine de jeunes, toute l’émission repose sur un travail d’équipe. On écrit ensemble, on répète ensemble. C’est ce qui explique qu’on n’ait pour l’instant jamais regretté après coup d’avoir franchi une ligne. » Même s’il concède que son émission serait moins drôle si les libéraux accédaient au pouvoir, il se défend d’avoir les seuls Frères musulmans pour têtes de Turc : « Je suis pro-démocratie et défenseur de la liberté d’expression avant toute chose, précise-t-il. Et je m’en prends à tous ceux qui menacent ces deux idéaux. »

Et pour défendre sa liberté de rire et faire rire, Bassem Youssef ira jusqu’au bout. « Il a insisté pour aller au rendez-vous chez le juge en portant le chapeau qui lui avait valu sa convocation », se souvient Mohamed, son assistant, un sourire en coin. Avec ce chapeau de cinq fois la taille standard, le présentateur moquait la coiffe reçue par le président Morsi lors d’un déplacement au Pakistan.

Libéré sous caution (15 000 livres égyptiennes, soit environ 1 700 euros) après un premier rendez-vous avec la justice au début du mois d’avril, le trublion a de nouveau rendez-vous chez le juge dans dix jours. Il hausse les épaules. « La nature même de l’exercice consiste à susciter la controverse. Si on voulait faire plaisir à tout le monde, les gens s’ennuieraient. Il n’y aurait pas de satire. » Mais il nie s’en prendre aux personnes : « Ce n’est pas ce qui est drôle chez Morsi qui m’intéresse, mais ce qui est drôle dans l’exercice du pouvoir en général. Je regarde ce que les gens font, disent, comment ils transforment la réalité. C’est ce processus-là qui est essentiel dans notre démarche. » Une démarche qui exige cinq gags à la minute, mais qui est éminemment politique.

Minuit. Bassem entre en scène devant 220 spectateurs conquis d’avance. El Barnameg est le premier show en Égypte à être enregistré en public. Sous les projecteurs, débarque un Bassem métamorphosé. « Enregistrer dans ces conditions change tout, confie-t-il. La façon qu’on a d’écrire les sketches, la façon qu’on a de les jouer. » Le générique-dessin animé est lancé, la régie se tait. On y voit Bassem troquer ses habits de chirurgien contre un costume trois-pièces. Une histoire vraie. Avant la révolution, Bassem était un chirurgien spécialiste du coeur tout ce qu’il y a de plus sérieux. C’est seulement en 2011, à l’âge de 36 ans, qu’il s’est fait connaître en enregistrant sur YouTube des vidéos au ton satirique sur les événements politiques en cours. À voir son équipe plongée dans le noir, devant les écrans, orchestrer à trente mains l’émission d’une heure à la partition compliquée, un lien ténu apparaît entre sa première et sa seconde vie : on se croirait dans une salle d’opération.

Alors qu’elle a déjà vu la scène lors des répétitions, l’équipe s’esclaffe quand débarquent sur scène Chadi, Khaled et Ayman, les trois coauteurs de l’émission, en ponchos et chapeaux mexicains gigantesques. Le trio entame avec Bassem une adaptation très personnelle du Copacabana de Barry Manilow. Il y est question de Moubarak et de révolution. À leur façon, à la régie et sur le plateau, ils sont les assistants du chirurgien, sauf qu’aujourd’hui, comme chaque semaine, c’est le coeur de l’Égypte qu’ils opèrent.

Source ASSAWRA avec les agences de presse