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Par Alain Gresh - Le Monde Diplomatique

Tunisie, compromis historique ou chaos ?

Mardi, 2 avril 2013 - 18h09

mardi 2 avril 2013

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Le Forum social mondial vient de fermer ses portes à Tunis. Pendant plusieurs jours, des milliers de délégués ont discuté de l’ordre économique international, des luttes menées – de la Palestine au Venezuela, de l’émancipation des femmes.

Que d’innombrables jeunes femmes, portant ou non le foulard, aient pu, ensemble, débattre et confronter leurs expériences montre à quel point la droite et une bonne partie de la gauche française passent à côté de la réalité.

J’ai aussi contribué à un débat sur la démocratisation et l’islam, avec Tariq Ramadan et Nejmeddine Hamrouni ; à ce débat ont participé plus de six cent personnes. Ces quelques jours à Tunis m’ont permis aussi de mesurer les attentes de divers acteurs, leurs espoirs et leurs craintes pour l’avenir du pays, notamment après l’assassinat d’un des leaders de l’extrême gauche, Chokri Belaïd.

En déplacement à Doha (Qatar), le président Moncef Marzouki a menacé ses opposants de la potence (Lire « Marzouki menace de potence », La Presse, 27 mars). Il répondait indirectement aux propos que Hamma Hammami, leader du Front populaire, a tenus lors des cérémonies marquant le quarantième jour de l’assassinat de Belaïd (16 mars). M. Hammami proclamait que le peuple qui avait su renverser le président Ben Ali serait capable de renverser le gouvernement actuel dirigé par M. Ali Larayedh – ce dernier, membre d’Ennahda, vient de remplacer celui de M. Hamadi Jebali à l’issue d’une crise qui a aussi affecté Ennahda.

Cet échange musclé pourrait laisser croire que l’on s’achemine vers un affrontement brutal entre deux camps, celui de l’islamisme et celui de la laïcité. Pourtant, à débattre avec les dirigeants des diverses organisations, on retire une impression plus nuancée.

Au centre du jeu, cheikh Rached Ghannouchi, le leader historique d’Ennahda, l’homme à qui appartient le dernier mot dans son organisation. Si la conversation a porté, dans une première partie, sur la France et la montée de l’islamophobie, il a tenu ensuite à faire part de son point de vue sur les évolutions internes.

« Ennahda ne peut ni ne veut diriger seul. Notre alliance avec le Congrès pour la République [CPR] de Marzouki et Ettakatol de Mustapha Ben Jaafar [les deux autres partis de la troïka qui dirige le pays] ne relève pas de la tactique. Elle est naturelle et doit se poursuivre jusqu’aux élections et au-delà. Nous avons réfléchi sur l’expérience algérienne de 1991 et sur les élections législatives qui ont été interrompues par l’armée. Le Front islamique du salut [FIS] avait recueilli 80 % des votes, mais les 20 % restants avaient un poids important (armée, cadres, journalistes et aussi des relations avec l’extérieur). Cette minorité a aussi chez nous un poids tel que, même si nous gagnons avec 51 % des voix, nous ne pourrons gouverner. » Et il ajoute : « Nous avons la “quantité”, pas la “qualité ”. »

Qui s’en souvient : en septembre 1973, au lendemain du coup d’Etat militaire au Chili qui a mis fin à l’expérience du socialisme démocratique, Enrico Berlinguer, alors secrétaire général du Parti communiste italien, en tirait les leçons pour son organisation dans trois articles fameux appelant au compromis historique entre les communistes et la démocratie-chrétienne. Pour lui, on ne pouvait pas transformer l’Italie avec 51% des suffrages.

Bien sûr, le contexte est totalement différent. Mais, dans les conditions chaotiques de la transition en Tunisie (mais aussi en Egypte) ne faut-il pas aboutir à un compromis historique entre différentes forces politiques ? Il ne s’agit pas de nier ni les antagonismes idéologiques, ni les conceptions divergentes de l’avenir de ces sociétés et de la place de la religion, ni la nécessité des affrontements sociaux, mais de fixer le cadre commun dans lequel ces luttes pourront se dérouler.

Pour Ghannouchi, « il faut éviter un affrontement entre deux camps, un affrontement idéologique. Sur l’idéologie, personne ne veut faire de compromis, mais nous pouvons trouver un terrain d’entente politique. C’est pour cela que nous sommes pour une entente, que nous avons accepté que quatre ministères de souveraineté soient retirés à notre parti, alors que rien ne nous y obligeait ».

« Notre but, poursuit-il, est d’arriver rapidement, après l’achèvement de la Constitution, à « des élections dont les résultats seront acceptés par tous, y compris par l’opposition. Il ne sert à rien, comme en Egypte, de gagner les élections comme l’ont fait les Frères musulmans si l’opposition les boycotte ».

Pour cela, explique Ghannouchi, nous avons accepté des concessions sur la Constitution : « Nous voulons une Constitution pour tous. Nous avons renoncé à ce qu’elle mentionne la charia, et ce n’était pas facile de faire accepter cela dans Ennahda ; nous avons enlevé le point qui parlait de la complémentarité homme-femme et accepté l’égalité ; nous avons aussi renoncé à faire inscrire des réserves concernant la nécessaire application des textes universels sur les droits de la personne. Nous ne voulons pas aller au référendum (ce qui se passerait si aucun accord n’était trouvé sur le texte), car nous voulons réduire la période de transition, et nous voulons un consensus. »

Ce discours du dirigeant d’Ennahda tient-il de la prise de conscience des rapports de force et de la mobilisation suscitée par l’assassinat de Belaïd, que l’opposition attribue, directement mais plutôt indirectement, à Ennahda ? Marque-t-il un tournant réel de la politique du parti ? Pour l’instant, il ne suscite que scepticisme et méfiance parmi les forces d’opposition. Pour Taïeb Baccouche, secrétaire général du parti Nida Tounes, ancien secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) de 1981 à 1984 et membre du gouvernement de transition après la chute de Ben Ali, « le nouveau gouvernement est une réédition de l’ancien, avec des petites nuances qui ne touchent pas le fond. Le précédent était un échec, pourquoi alors rééditer ? C’est une forme d’arrogance »

Le fait que quatre ministres de souveraineté aient échappé à Ennahda ?

« C’est formel. Pour deux raisons :

ceux qui tirent les ficelles n’ont pas changé ;
l’administration a été noyautée, mille deux cent à mille cinq cent nominations dont une grande majorité d’ennahda. »

Il ajoute : « On a l’impression qu’ils veulent un Etat théocratique par tous les moyens, y compris la violence. » Mais il conteste la référence, avancée par certains, aux années 1930 en Europe et au fascisme. On ne peut comparer, reconnait-il : « Ennahda fait partie du paysage politique. »

La surprise viendra cependant à la fin de l’entretien. Interrogé pour savoir s’il envisageait, après les élections, un gouvernement d’union nationale entre son parti et Ennahda, Baccouche refusait de se prononcer et donc d’exclure cette possibilité.

Troisième composante du paysage politique, le Front populaire, qui rejette aussi bien Ennahda que Nida Tounes, considéré comme un mélange de l’ancien régime et de libéraux. Ces deux forces, d’ailleurs, se retrouvent sur les mêmes politiques économiques et sociales et soutiennent l’idée d’un accord avec le Fonds monétaire international (FMI).

Pour le porte-parole du Front populaire M. Jilani Hammami, « le nouveau gouvernement est une copie de celui de Jebali. Il est incapable de prendre des mesures pour alléger la situation des masses. Cette année, le paiement de la dette contactée sous Ben Ali atteindra 17 % à 18 % des dépenses budgétaires. Et le calme social relatif qui prévaut n’est que celui qui précède la tempête ».

Les divergences au sein d’Ennahda entre Jebali et Ghannouchi ? « Le premier veut unir la bourgeoisie du pays dans un front commun, alors que le second souhaite qu’Ennahda soit le seul représentant de cette bourgeoisie. »

« Le Front populaire veut casser la bipolarisation. Ennahda représente le noyau d’un régime despotique, mais Nida Tounes est issu d’un régime despotique. Les sondages nous donnent désormais 12 % à 13 % des voix. »

Mais, comme le reconnaît un autre dirigeant du Front, M. Mohamed Jmour du parti Watad, la discussion sur « l’ennemi principal » se poursuit au sein de l’organisation et certains, face à la montée de la violence, préconisent une alliance pour la démocratie dont Nida Tounes ne serait pas exclu. Car, au sein du Front, tout le monde le reconnaît, « la montée de la violence nécessite la création d’un vaste front pour s’y opposer ».

M. Anouar Ben Kaddour est le secrétaire général adjoint de la puissante UGTT, une organisation syndicale qui joue un rôle clef en Tunisie. Originaire de Gafsa, fils d’un dirigeant de l’organisation, il est issu du syndicalisme enseignant. « Tout le monde reste sous le coup de l’assassinat de Belaïd. Des comparses ont été arrêtés, mais le principal instigateur reste en fuite. C’est un test pour le gouvernement : les gens doivent savoir que la police peut gérer une situation difficile. Nous restons dans l’attente. »

Une des difficultés de la situation actuelle tient, selon lui, au « double discours d’Ennahda et à sa difficulté à passer d’une force d’opposition à un parti de gouvernement ». Un exemple ? L’UGTT, le premier ministre Jebali et le patronat tunisien ont signé un accord en janvier dont il me remet le texte et qui constitue « une avancée du dialogue social ». Le texte garantit de nombreux droits pour les travailleurs, une gestion commune des caisses de sécurité sociale, un fonds d’indemnisation pour le chômage, la reconnaissance du droit de grève. Or, dans la Constitution, certains députés d’Ennahda souhaitent apporter des limitations à ce droit. Ennahda a aussi renoncé à inclure la charia dans le texte, mais certains de ses députés continuent à se battre en ce sens.

Double langage alors (sur le parti Ennahda, lire l’excellent article de Fabio Merone et Francesco Cavatorta, « Ennahda : A party in transition », Jadaliyyah, 25 mars 2013) ? Pourquoi, en effet, les hautes instances de préparation des élections, de supervision de la justice restent-elles encore à l’état de projet ?

Pourquoi la haute instance de régulation des médias n’a-t-elle pas été créée ? (lire la « lettre ouverte aux trois présidents »). Pourtant, le paysage médiatique s’est profondément transformé et les médias, de manière générale, se caractérisent par leur hostilité au pouvoir, mais aussi par un faible niveau de conservatisme. On constate en Tunisie, comme en Egypte, le recul de l’influence de la télévision Al-Jazirah pour deux raisons : l’ouverture a abouti à la création de nombreuses chaînes locales de débat et de confrontation ; l’assimilation entre la chaîne et les Frères musulmans a nui à sa crédibilité.

D’autres faits inquiètent l’opposition. Le refus, jusqu’à présent, de dissoudre les Ligues de protection de la révolution. Et le peu de résultats dans les enquêtes sur les violences passées. D’autre part, des députés et des dirigeants d’Ennahda tiennent des propos sur la charia ou même sur l’excision des femmes qui font douter de la bonne foi d’Ennahda.

On peut y voir une stratégie machiavélique. On peut aussi y voir le reflet des contradictions au sein d’Ennahda, pris entre ses discours d’hier et la nécessité de gérer l’Etat. Pour Ghannouchi, s’il ne faut pas se couper de ceux qu’il appelle « les intégristes laïques », il ne faut pas non plus pousser vers les marges et la violence les courants salafistes, qui sont puissants.

Ennahda doit aussi tenir compte de sa base, reconnaît un de ses cadres : « On ne peut oublier le poids de l’histoire et surtout de la répression qui a marqué les militants, les familles, avec les emprisonnements, la torture. Et la peur existe d’un retour en arrière si Ennahda perd le pouvoir. » L’opposition a souvent tendance à oublier cette dimension : des dizaines de milliers de militants d’Ennahda ayant subi dans leur chair la répression craignent l’avènement au pouvoir de Nida Tounes, qui comporte de nombreux cadres de l’ancien régime.

Peut-on apaiser ces peurs et en même temps celles de milieux importants de la société qui craignent une islamisation totalitaire ? En septembre 1973, à la suite du discours de Berlinguer, des dizaines de milliers de militants d’extrême gauche défilaient en criant : « Camarade Berlinguer, sais-tu qu’au Chili, le compromis historique se fait avec des fusils ? » Les Tunisiens sauront-il éviter cette perspective funeste ? Ou encore le chaos qui menace, les deux coalitions ayant chacune les capacités d’empêcher l’autre de gouverner de manière effective ? La réponse appartient à toutes les forces politiques, mais en premier lieu à la plus puissante d’entre elles, Ennahda.

Addendum. Durant la conversation avec Ghannouchi est venue fortement la question de la modernisation de la Tunisie. « Nous devons porter le rêve du XIXe siècle, quand la Tunisie a pris conscience de son retard sur les voisins du Nord et a voulu retourner au véritable islam. Elle a mis en cause, non l’islam, mais une mauvaise lecture de l’islam. Ce rêve était de garder sa religion mais vivre dans le siècle. L’impérialisme a cassé ce projet porté par Khaireddine Pacha (mort en 1890) en occupant le pays. Il s’est alors imposé un autre projet : laisser de côté l’islam, faire comme la France. Bourguiba a mis en place le projet français, la marginalisation (tahmich) de l’islam. Ce projet a débouché sur la dictature et la violence, tout en se réclamant de la modernité. » Mais ce projet d’éradiquer l’islam n’a pas réussi. « Même s’il boit, le Tunisien continue de se dire musulman », conclut le cheikh avec un sourire.